De Tom Jobim à Jorge Ben, sept plaidoyers en musique pour l'Amazonie
Alors que les flammes ravagent toujours les forêts du Brésil et de pays voisins comme la Bolivie et le Paraguay, des chansons nous rappellent la fascination, voire l'engagement de longue date d'artistes brésiliens en faveur des peuples et des trésors de l'Amazonie.
Certaines chansons nous rappellent que l'avidité des lobbies agricoles en quête de profits à court terme ne date pas des derniers mois, même si elle s'exprime de manière beaucoup plus débridée depuis le début de l'année, libérée par les propos du nouveau président Jair Bolsonaro, ouvertement hostile aux Indiens et à la défense de l'environnement. La forêt, ses habitants, sa faune et sa flore uniques ne cessent de perdre du terrain sous la pression humaine. Ces dernières décennies, beaucoup d'artistes brésiliens ont consacré des chansons à l'Amazonie, à ses peuples et aux périls qui les menacent. Certains ont adapté des chants traditionnels autochtones... Notre sélection en sept titres.
Antônio Carlos Jobim : "Borzeguim" (1987)
"Laisse la forêt pousser en paix, laisse l'Indien vivre dans l'arrière-pays, laisse le tatou à sa place, laisse le tapir traverser le ruisseau... Je ne veux pas de feu, je veux de l'eau !" La chanson est sortie en 1987. Écrite et composée par Antônio Carlos "Tom" Jobim, elle figure dans son album Passarim (l'un des termes qui signifient "oiseau" au Brésil). En 1986, il la présentait au festival de jazz de Montréal avec son groupe Nova Banda. Cofondateur de la bossa nova, dont il a composé les plus grands standards comme A Garota de Ipanema, Desafinado ou Corcovado, Jobim était un écologiste dans l'âme bien avant que la question de l'environnement ne fasse son chemin dans nos sociétés. Il a bâti une œuvre musicale en grande partie hantée par sa fascination pour la nature et les oiseaux - dont les noms de différentes espèces illustrent des titres de plusieurs de ses albums, morceaux instrumentaux et chansons.
Borzeguim, c'est un manifeste pour préserver la nature et les peuples qui y vivent, un appel écrit sur le mode impératif, adressé aux hommes qui foulent les herbes sauvages ("o mato") de la forêt où vivent non seulement les peuples autochtones mais aussi de nombreuses espèces animales (désignées parfois dans des dialectes indiens, au fil de la chanson). Les intrus sont interpellés avec le surnom de "borzeguim", terme qui désigne des bottines utilisées autrefois par l'armée brésilienne et recyclées par la suite par les paysans, les chasseurs et les travailleurs en forêt. "Va-t'en d'ici, nuisible", entend-on dans la chanson. Ces derniers jours, Borzeguim a été repris sur les réseaux sociaux par des artistes brésiliens comme Rosa Passos et Gal Costa.
Djavan : "Cara de Índio" (1979)
Cette chanson de 1978, qui ouvrait le deuxième album de Djavan lancé en 1979, a également servi de générique à une télénovela brésilienne, Aritana. Djavan y évoque de manière à la fois lapidaire et poétique la situation en porte-à-faux des Indiens, marginalisés au sein de la société brésilienne, déconsidérés, n'ayant pas accès aux mêmes droits que les autres Brésiliens notamment en matière de terres et des richesses qu'elles abritent. Et Djavan, métis de mère noire et de père blanc, conclut ainsi sa chanson : "Bien que je porte des vêtements, je suis moi aussi un Indien."
Caetano Veloso : "Um Índio" (1977)
D'abord chanté en 1976 par sa sœur Maria Bethânia dans un spectacle, Os Doces Bárbaros, monté avec Caetano Veloso, Gilberto Gil et la chanteuse Gal Costa, le titre a été réenregistré l'année suivante par Veloso pour son album Bicho. Le texte très imagé, énigmatique, aux allures d'allégorie, évoque l'arrivée future d'un Indien venu d'une étoile "après l'extermination de la dernière nation indigène". Cet Indien sera "courageux comme Mohamed Ali, impavide comme Bruce Lee", avec "la hache de l'afoxé des Fils de Gandhi", en allusion à un groupe de carnaval bahianais imprégné de la mystique du candomblé. "Et ce qui sera ensuite révélé aux peuples surprendra tout le monde", chante Caetano Veloso vers la fin de la chanson... Dimanche 25 août à Rio, lors d'une manifestation pour la défense de l'Amazonie, Caetano Veloso a chanté Um Índio au milieu de la foule.
Vital Farias : "Saga da Amazônia" (1982)
Une fresque aussi belle que poignante écrite par le chanteur, guitariste et compositeur nordestin Vital Farias. Juste la voix profonde d'un troubadour et sa guitare pour raconter une histoire - hélas - plus que jamais d'actualité, durant près de sept minutes. Ça commence comme un conte : "Il était une fois la plus belle des forêts vertes..." Puis ça vire à la chronique noire : le gardien censé surveiller la forêt apporte un "dragon de fer pour manger beaucoup de bois (...) sans que personne ne soit témoin"... Il s'ensuit des persécutions, des meurtres d'Indiens, des dévastations. "Si la forêt avait des pieds, mon ami, je garantis que face au danger, elle ne serait pas restée là." La chanson, que Farias a commencé à écrire en 1979, est d'abord sortie en 1982 avec des arrangements pour orchestre dans son album studio Sagas Brasileiras. La mémorable version guitare-voix ci-dessus figure dans un album live lancé en 1984, témoignage d'un concert donné à Salvador de Bahia avec d'autres artistes.
Selon le blog brésilien Rubores de Aurora, Farias avait rencontré l'activiste Chico Mendes (assassiné en 1988) à un congrès et lui avait fait écouter Saga da Amazônia, que le militant syndicaliste avait adorée au point d'en distribuer des cassettes à des tribus autochtones. D'après le chanteur, par la suite, les Indiens la connaissaient assez bien pour la reprendre en chœur lorsqu'il venait se produire en concert, ce qui l'avait beaucoup ému.
Milton Nascimento et Marlui Miranda : "Nozani Na" (1990)
L'histoire de cette chanson est extraordinaire. Née sur les terres des peuples autochtones Parecis, dans l'État du Mato Grosso, elle a inspiré le plus illustre compositeur brésilien de musique classique : Heitor Villa-Lobos. Le chant traditionnel Nozani Na a d'abord été enregistré en 1912, sur un cylindre, par l'ethnologue Edgar Roquette-Pinto. Puis il a été adapté par Heitor Villa-Lobos dans la pièce Chôros n°3 en 1925. Bien des années plus tard, en 1990, c'est le chanteur Milton Nascimento qui reprendra Nozani Na. La chanson est intégrée au répertoire de son album Txai, entièrement inspiré par les peuples de la forêt. Pour l'interpréter à ses côtés, Nascimento a invité Marlui Miranda, éminente musicienne, musicologue et spécialiste des cultures des peuples autochtones du Brésil.
Jorge Ben : "Curumim Chama Cunhatã Que Eu Vou Contar" (1981)
La chanson, hommage vibrant aux peuples autochtones du Brésil, ouvrait la face B de l'album Bem-Vinda Amizade ("Bienvenue Amité") de Jorge Ben (appelé aussi Jorge Ben Jor), sorti en 1981. Le chanteur natif de Rio y énumère plusieurs noms de tribus et déplore qu'au Brésil, les Indiens n'aient qu'un seul jour officiel, sur le calendrier, pour les célébrer : le 19 avril. Autrefois, avant l'intrusion des hommes venus d'ailleurs, "chaque jour, chaque heure, c'était le jour des Indiens", chante Jorge Ben. La chanson est une émouvante déclatration d'amour aux peuples d'Amazonie : "Épris de pureté et de nature, ils sont vraiment incapables de maltraiter les femmes, ou de polluer la rivière, le ciel ou la mer. Protégeant l'équilibre écologique de la terre, la faune et la flore. Dans son histoire, l'Indien est l'exemple le plus pur, le plus parfait, le plus beau, ensemble, avec l'harmonie de la fraternité, et la joie, la joie de vivre, la joie d'aimer."
Roberto Carlos : "Amazônia" (1989)
Situé plutôt dans un registre entre pop et variétés, le titre Amazonia de Roberto Carlos, chanteur très populaire au Brésil, résonne de manière saisissante dans l'actualité des dernières semaines par la force de son texte. La chanson, signée Roberto Carlos et Erasmo Carlos - aucun lien de parenté entre les deux - figure dans un album du chanteur lancé en 1989. Trente ans plus tard, le texte n'a pas pris une ride. "Amazonie, insomnie du monde", clame le chanteur dans le refrain après avoir énuméré "la vision cruelle, à court terme" des destructeurs, "le sang vert déversé", "la loi de la machette". Avec cette question qui reste sans réponse : "Comment dormir et rêver quand la fumée dans l'air brûle dans les yeux de ceux qui peuvent voir."
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