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Un journaliste tunisien sur l'état de la liberté de la presse dans son pays

En Tunisie, la censure a disparu depuis la révolution du 14 janvier 2011. Et pourtant, certaines pratiques du passé sont de retour… Les explications d’un journaliste tunisien dont nous préférons taire le nom et celui du média pour lequel il travaille.
Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5min
Deux journalistes en grève à Tunis le 17 octobre 2012 (AFP - FETHI BELAID )
Quelle est la situation dans les médias aujourd’hui ?
 
Du temps de la dictature, les journalistes recevaient des consignes claires: «Tu ne parles pas de tel sujet et de tel autre». Depuis le 14 janvier 2011, nous ne recevons officiellement plus d’instructions. Par ailleurs, le ministère de la Communication et autres structures du même genre n’existent plus.

Mais aujourd’hui, on ne peut pas dire que la censure ait vraiment disparu. Le pouvoir utilise ainsi des méthodes très pernicieuses dans les médias publics, là où l’on trouve le plus de journalistes : en l’occurrence deux chaînes de télévision, neuf radios, l’agence de presse TAP (Tunis Afrique Presse), le quotidien La Presse, le groupe Dar Assabah (journal Le Temps notamment)... Il a nommé lui-même les dirigeants de ces médias, qui ont travaillé avec le régime de Ben Ali. Ce sont des gens obéissants, qui servent les intérêts des pouvoirs en place et qui passent d’une entreprise à une autre.
 
Ainsi, au groupe Dar Assabah, le gouvernement, dirigé par les islamistes d’Ennahda, avait nommé en août Lotfi Touati, un ancien commissaire de police condamné et emprisonné dans une affaire de corruption, reconverti dans la presse du temps de la dictature. Mais des journalistes du groupe, qui se sentaient touchés dans leur dignité, ont refusé cette décision. Ils ont entamé des actions de sit-in et des grèves de la faim avant d’obtenir satisfaction. Le pouvoir a fini par céder. Et Lotfi Touati a finalement été recasé… à la tête du Centre national de documentation !

Dans mon journal, le directeur est très gentil. Il nous laisse faire certaines choses. Mais il donne l’impression d’avoir peur : je suis certain qu’il reçoit des consignes. Du temps de Ben Ali, il a travaillé dans un journal du RCD, le parti de Ben Ali, avant de prendre la tête d’un média public.

Cette manière d’agir, c’est tout un système de fonctionnement, un moyen d’empêcher qu’il y ait une vraie liberté, qu’émerge une vraie corporation journalistique, indépendante, s’affirmant en tant que telle.

Dans le privé, les radios, notamment, montrent beaucoup plus de réactivité par rapport aux évènements. On y trouve de nombreux chroniqueurs, venus du blogging, qui traitent l’actualité avec beaucoup de fraîcheur et d’insolence.
 
Manifestation de journalistes au siège du groupe de presse Dar Assabah le 2 octobre 2010 (AFP - FETHI BELAID)

A l’inverse, le fonctionnement des médias publics n’a pas beaucoup changé. Là où je travaille, par exemple, il n’y a pas de conférence de rédaction où l’on puisse discuter des sujets. Je regardais récemment à la télévision nationale le traitement d’une information sur la coopération de la Tunisie avec l’Europe. Le journaliste n’a donné que le point de vue du gouvernement. Il n’y avait aucune analyse !
 
Comment interprétez-vous cette évolution ?

On assiste à une lutte, un va-et-vient entre, d’un côté, les forces du renouveau, imprégnées par les idéaux de la révolution, qui ont une vraie proximité avec l’opinion ; et de l’autre, les forces du passé. Je le sens dans mon journal. Mais on trouve ce schéma dans toutes les structures publiques : ministères, administrations, entreprises…

Je pense que le même phénomène existe dans tous les pays qui, comme la Tunisie, traversent une transition démocratique. C’est un peu comme une danse : on fait un pas en avant, deux en arrière.
 
Au-delà, je pense que pour en sortir, il faut que la génération imprégnée par la dictature prenne sa retraite. Il y a aussi un problème de formation. Ainsi, du temps de Ben Ali, les méthodes d’enquête avaient été supprimées des études de journalisme. Les rédactions ont besoin de nouveaux journalistes, mieux formés. On pourrait aussi songer à intégrer dans les équipes éditoriales des blogueurs qui apporteraient un souffle nouveau à la profession.

Pour l’avenir, êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste ?
 
On ne sait pas où l’on va. Deux ans après la Révolution, tout évolue dans le flou le plus total. Il n’y a toujours pas de Constitution, d’institutions garantissant la démocratie, de contre-pouvoirs. Il suffit de voir le débat autour de la Haute autorité indépendante de régulation des médias audiovisuels. Les journalistes se sont battus pour la création de cet organisme qui nommerait les dirigeants de la radio et de la télévision publiques. Ils se sont mis en grève le 17 octobre. Le gouvernement a fini par promettre qu’il allait accéder à cette revendication. Mais là encore, on est dans le flou.

Personnellement, ne recevez-vous pas des menaces de temps à autre ?
 
Moi, non. Mais je pense que les journalistes sont facilement mis sur écoute. Les services compétents sont en train d’enrichir leurs dossiers sur nous !

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