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Tunisie: des témoins racontent la torture sous Ben Ali
Le 17 décembre 2016 doit avoir lieu la troisième journée des auditions publiques menées par l’Instance vérité et dignité (IVD). Les deux premières sessions, qui se sont tenues les 17 et 18 novembre, ont permis d’entendre les témoignages très émouvants de victimes de la dictature en Tunisie. Peuvent-elles changer la manière dont le pays voit son passé?
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La date du 17 décembre est hautement symbolique. Elle marque l’anniversaire de l’immolation par le feu du vendeur ambulant Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid (centre), le 17 décembre 2010. Un décès qui avait été le point de départ de la révolution ayant conduit à la fuite du dictateur Zine el-Abidine Ben Ali le 14 janvier 2011.
Les auditions de l’IVD se déroulent au Club Elyssa de Sidi Dhrif (nord de la capitale), résidence de luxe où l’épouse de l’ex-président, Leïla Trabelsi, avait ses habitudes. Retransmises à la télévision, elles ont déjà permis d’entendre les témoignages d’une quinzaine de personnes dans une salle bondée, en présence notamment de responsables politiques, syndicaux et de proches de victimes. Et en l’absence remarquée du président Béji Caïd Essebsi et du Premier ministre Youssef Chahed. Une absence qualifiée de «boycott» par le journal arabophone Assabah. L’inimité entre le chef de l’Etat et la présidente de l’IVD, Sihen Bensedrine, est en effet notoire.
Dans une salle d'un blanc presque immaculé, les premiers intervenants ont été les mères de trois «martyrs» de la révolution, chacune un portrait de leur fils à la main. Les trois jeunes hommes sont morts en janvier 2011, pendant le soulèvement contre le régime de Ben Ali, dont la répression a fait plus de 300 morts.
«Nous ne nous tairons pas», prévient Ourida Kaddoussi, originaire de Regueb (centre). «Nous voulons que justice soit rendue aux martyrs. Comment? Tournez-vous vers les régions qui ont donné les martyrs», lance-t-elle aux responsables de l'Etat. Une allusion à la marginalisation des régions de l'intérieur, une des motivations de ceux qui se sont élevés contre la dictature.
Un «système entier» de torture
«En vérité, j'ai beaucoup hésité avant de faire ce témoignage», a expliqué de son côté le syndicaliste Béchir Laabidi. Mais «je suis convaincu que l'histoire ne peut pas être écrite par les historiens de la cour. Notre histoire est falsifiée, elle a été écrite à la demande», a-t-il affirmé. Ce témoignage doit «rester pour nos enfants, pour notre génération, pour les chercheurs qui veulent connaître la vérité», a poursuivi Béchir Laabidi, arrêté et torturé pour son militantisme.
Presque tous les témoignages ont montré comment la dictature reposait sur «une mafia», «une machine entière» destinée à protéger et perpétuer le système. «Il ne s'agit pas d'un simple tortionnaire qui a torturé et cela s'est arrêté là. Il y avait un système entier, avec des médecins (impliqués), des ministres, des chefs dans l'appareil sécuritaire», a raconté Jamel Baraket, frère de Fayçal Baraket, un responsable du parti islamiste Ennahdha torturé à mort en 1991.
Sami Brahem, un intellectuel islamiste, qui a passé huit ans dans 14 geôles différentes, vient ensuite raconter la systématisation de la torture dans les geôles de Ben Ali. «Quand on m'a demandé de témoigner, je n'ai pas hésité, malgré mon embarras (...). Il est du droit de la société de savoir ces choses-là, cela doit être dit pour l'Histoire», explique-t-il. Un témoignage très fort qui «a bouleversé de nombreux Tunisiens», constate la journaliste Olfa Belhassine, correspondante à Tunis du site justiceinfo.net.
Un jour, pour une remarque jugée provocante, il est violemment battu et se retrouve «la tête enfoncée dans la cuvette des toilettes». «Je n'ai pas pu me lever pendant une semaine», dit-il simplement. Il raconte aussi des scènes d'horreur où les prisonniers étaient dénudés, battus avec des bâtons, obligés de se mettre les uns sur les autres. «Une violence sexuelle que je ne comprends pas», explique Sami Brahem.
A l’infirmerie, on lui a versé de l’éther sur les parties génitales. Il s’agissait ainsi de le «rendre stérile» dans le cadre d’«une stratégie (visant à) castrer les prisonniers», selon son témoignage cité par Le Monde. L’homme qui supervisait ces violences était un psychologue, chargé d’un programme de déradicalisation.
Sami Brahem a aussi raconté «comment on mélangeait les prisonniers politiques avec des détenus atteints de maladies mentales», poursuit Le Monde. Ce qui rappelle les pratiques du goulag stalinien.
Quel regard sur le passé ?
Pour le journaliste du quotidien, Frédéric Bobin, le témoignage de Sami Brahem «a peut-être changé le regard que la Tunisie portera désormais sur ces années de plomb et de chaîne».
Ces sessions de l’IVD «ont probablement été les premières auditions publiques les plus réussies de l'histoire récente», estime de son côté un observateur, Refik Hodzic, du Centre international pour la justice transitionnelle. Car elles sont parvenues «à atteindre un très grand nombre de personnes qui, soit ne savaient pas ce qui s'était passé – comme les jeunes – soit l'avaient refoulé», poursuit-il. Pour Heba Morayef, directrice de recherche pour l'Afrique du Nord à Amnesty International, «ces auditions ont le potentiel pour avoir une signification historique immense, non seulement pour la Tunisie mais aussi pour le reste du monde arabe».
N’est-ce pas faire preuve de trop d’optimisme? Car l’évènement intervient «dans une société fracturée, où certains refusent tout examen de conscience et où le clivage entre islamistes et anti-islamistes reste vivace», note l’AFP. Malgré leur alliance au sein de l'actuel gouvernement (alliance qui regroupe les séculaire de Nidaa Tounès et le parti religieux Ennahda).
La pertinence de ces premières auditions publiques a été débattue avec vigueur, notamment sur les réseaux sociaux, faisant apparaître des jugements tranchés. Dans les médias, le quotidien francophone Le Temps a vu dans la succession de témoignages un «bazar de la souffrance» visant à «pousser les Tunisiens à se haïr». Les islamistes ont certes «subi la répression», poursuit le journal. Mais ils doivent aussi «se faire pardonner par le peuple tunisien pour tous les crimes commis en leur nom!», a-t-il lancé.
Et les tortionnaires?
Reste aussi à entendre les auteurs d’exactions. Selon l’IVD, la quatrième session d’auditions, le 14 janvier 2017, devrait, pour la première fois, donner la parole à certains d’entre eux qui ont demandé l’arbitrage de l’IVD. Une journée très symbolique qui marquera le 6e anniversaire de la fuite de Ben Ali.
«Pourquoi ont-ils fait ça? Etaient-ils manipulés? Cherchaient-ils une promotion? Etaient-ils contraints à pratiquer l’horreur? (…) Pourquoi se sont-ils acharnés à nous démolir? (…) Ces interrogations continuent à m’assaillir. Je veux faire le deuil», explique Sami Brahem, aujourd’hui chercheur en sciences humaines, cité par le site justiceinfo.net (dans un long article consacré au «débat sur le silence des tortionnaires»). Et d’ajouter: «Je suis prêt à leur pardonner». A condition qu’ils reconnaissent les faits. S’expliquent. Et s’excusent.
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