La scène se passe dans un petit restaurant du centre-ville de Tunis. Nous sommes en train de manger avec un confrère tunisien. Soudain, ce dernier attire notre attention sur un homme corpulent, en costume sombre et Rayban sur les yeux, assis à côté de nous. «Il n’arrête pas de nous écouter. Il ressemble à un agent de la police politique de Ben Ali», nous murmure notre interlocuteur…Paranoïa, ou scène de la vie quotidienne ? Le journaliste évoque des retours aux écoutes téléphoniques. Mais aussi des cas précis de censure dans sa vie professionnelle. «Les rédacteurs en chef se remettent dans le schéma de la dictature. Ils ont peur des conséquences que peuvent avoir certains articles», explique-t-il.L’avocate Bochra Belhadj Hamida, ancienne présidente de la puissante Association tunisienne des femmes démocrates, aujourd’hui membre du parti Nida Tounes, croit tout à fait ce que raconte notre confrère. «L’actuel pouvoir est en train de reprendre les méthodes de la police politique», estime-t-elle.Pour autant, Sami Razgallah, chef d’entreprise et membre du bureau politique d’Ettakatol, formation sociale-démocrate et laïque, partie prenante de la coalition gouvernementale, n’est pas de cet avis. «La presse n’a jamais été aussi libre», observe-t-il. Tout en demandant qu’on lui cite «des exemples de censure au cas par cas».« Projet étranger à la Tunisie »Deux membres du camp laïc divisé. Deux approches caractéristiques des positions des uns et des autres. Normal dans la mesure où l’un appartient à l’opposition, l’autre à la majorité. Mais on s’en doute: la principale ligne de fracture à gauche passe surtout par l’analyse du phénomène islamiste. Une gauche qui craint visiblement avant tout d’être perçue par l’opinion tunisienne, très attachée à la religion musulmane, comme «mécréante, sans morale, affiliée à Ben Ali», pour reprendre les termes de Bochra Belhadj Hamida. Bochra Belhadj Hamida, chez elle, à Tunis le 13 novembre 2012 (FTV - Laurent Ribadeau Dumas) «Au départ, j’étais partisan d’une alliance avec Ennahda dans le cadre d’une union nationale», explique l’avocate, qui a démissionné d’Ettakatol. Mais pour elle, avec les évènements de l’ambassade américaine (4 morts), la situation s’est éclaircie. «On assiste désormais à la lutte entre deux projets de société. D’un côté, il y en a un qui est étranger à la Tunisie. Et il y en a un autre, caractéristique de ce pays, pour qui les femmes doivent être respectées, pouvoir recevoir une éducation, être libres de choisir leurs compagnons». En quelques décennies, il y a eu des progrès indéniables : «Ma grand-mère n’a jamais été à l’école, ma mère en a été retirée. Moi, j’ai pu faire des études». Dans ce contexte, «il faut un parti politique civil qui respecte notre identité arabo-musulmane tout en protégeant les acquis des politiques passées». Ce qui l’a amenée à rejoindre les rangs de Nida Tounes. A ses yeux, «il n’y a aucune différence entre la pratique du pouvoir d’Ennahda et celle de Ben Ali : tous les deux sont des ultra-libéraux». Par ailleurs, les islamistes «répriment la contestation sociale avec violence mais discutent avec les salafistes». Et de poursuivre : «Quand on évoque avec eux le droit des femmes, ils estiment qu’il s’agit d’éléments importés de l’étranger. Mais quand on parle d’indemnisation des victimes de la dictature, qui sont en majorité issus de leurs rangs, alors là, ils citent les conventions internationales…».Pour autant, essayant «de ne pas faire d’amalgame», elle constate que dans le camp islamiste, on trouve une tendance modérée, plus conciliante que le reste du parti.« On aurait pu assister à un scénario à l’algérienne»Des divisions qui n’échappent pas à Sami Razgallah : «Je dirais qu’au sein d’Ennahda, il y a deux mouvances : l’un, tunisienne, représentée par le premier ministre Hamadi Jebali et le ministre de l’Intérieur, Ali Larayedh ; l’autre plus à droite incarnée par le président du parti, Rached Ghannouchi, qui défend un projet d’islamisation de la société. Nous avons choisi stratégiquement de nous allier à la première pour aider l’ensemble à se recentrer». Et d’ajouter: «Si nous les avions laissé seuls au gouvernement, on aurait pu assister à un scénario à l’algérienne»…Au sein de la coalition, Ettakatol se définit comme «un opposant de l’intérieur et un garde-fou contre la main mise d’un seul parti». Il entend marquer la politique gouvernementale de son empreinte et dit savoir élever la voix quand il le faut : son dirigeant, Mustapha Ben Jaâfar, par ailleurs président de l’Assemblée constituante, aurait ainsi menacé de démissionner quand le mot «charia» est apparu dans le texte constitutionnel. Le terme a finalement été retiré. Samy Razgallah à la terrasse d'un café de la Marsa (quartier de Tunis) le 13 septembre 2012 (FTV - Laurent Ribadeau Dumas) D’une manière générale, la formation sociale-démocrate veut éviter la bipolarisation de la vie politique, entre musulmans et non-musulmans. «Il s’agit d’incarner une troisième voix entre les islamistes et Nida Tounes. Une voie qui s’oppose à un retour au passé, qui respecte la religion musulmane, mais défend un islam ouvert». Le chef d’entreprise n’en est pas moins lui-même assez critique vis-à-vis d’Ennahda. «Ce parti a une communication gouvernementale catastrophique, notamment quand il attaque les journalistes ou nomme ses partisans aux postes-clef de l’Etat. Il a aussi un problème avec les salafistes, qu’il n’arrive pas à gérer. Il éprouve des difficultés à freiner cette mouvance avec laquelle, au départ, il ne voulait pas de confrontation. De ce point de vue, l’affaire de l’ambassade américaine est une ligne rouge qui a été franchie. On a assisté à des manquements dans la gestion de la sécurité. Et il y a des éléments au sein du ministère de l’Intérieur que les islamistes ne contrôlent pas».Et malgré tout cela, Ettakatol n’éprouve-t-il pas de regret de s’être allié aux islamistes ? «Aucun regret ! Si c’était à refaire, on le referait», affirme le représentant de son bureau politique. Même si, comme on le dit ça et là en Tunisie, le parti a perdu de nombreux militants ? «Il y a eu des pertes dans tous les partis politiques», répond Sami Razgallah. Et lui-même n’a-t-il pas peur d’une islamisation de la société ? «Il faut rester vigilant, se battre en permanence», répond-il. Une «vigilance» et un «combat» qui en disent long sur une certaine méfiance…