Mehdi Barsaoui :" 'Un Fils' est un film sur l’émancipation tout court, féminine certes, mais masculine aussi"
Depuis sa projection à la Mostra de Venise, le premier long métrage du jeune cinéaste tunisien Mehdi Barsaoui, "Un Fils (Bik Eneich)", ne laisse ni la critique, ni le public indifférent.
Meriem (Najla Ben Abdallah) et Fares (Sami Bouajila) filent le parfait amour et sont les heureux parents d'un charmant garçon de 10 ans, Aziz. Lors d'un week-end dans le sud tunisien, leur vie bascule lors d'une attaque terroriste qui menace la vie de leur enfant. Ils ne savent pas encore combien l'épreuve qui s'annonce sera périlleuse. Et pas seulement pour Aziz et les parents qu'ils sont.
Pour son premier long métrage, le cinéaste tunisien Mehdi Barsaoui fait d'un drame familial, un film à suspense de très belle facture, rythmé par les dilemmes et les émotions de ses principaux personnages qui évoluent dans un semi huis clos. La mosaïque de sentiments auxquels Najla Ben Abdallah et Sami Bouajila donnent admirablement corps - à travers notamment les regards échangés filmés en gros plan - contribue à maintenir une tension permanente, un moteur essentiel à la narration parfaitement maîtrisée d' "Un Fils". Le long métrage de Mehdi Barsaoui est un film féministe, dont l'entrée n'est autre qu'une subtile réflexion sur la masculinité.
Sélectionné à la Mostra de Venise, dans la section Orizzonti, le long métrage est reparti avec le prix Interfilm (prix pour le promotion du dialogue interreligieux) et celui de la meilleure interprétation masculine pour le comédien français Sami Bouajila. Au Hamburg Film Festival en Allemagne, le film a décroché le NDR Nachwuchspreis (qui récompense un premier ou un second long métrage). Au Festival du film francophone de Namur (Belgique), il a reçu le prix du public (long métrage de fiction). Plusieurs autres festivals accueilleront la fiction de Mehdi Barsaoui. Elle sera sur le sol africain, lors de sa première tunisienne, aux Journées cinématographiques de Carthage (JCC, Tunisie) fin octobre 2019. En attendant de découvrir le film dans les salles françaises en 2020, rencontre dans la capitale wallone.
Franceinfo Afrique : "Un Fils", c’est l’histoire d’un week-end paradisiaque qui se transforme en cauchemar…
Mehdi Barsaoui : Exactement ! Dans le synopsis, quand on présentait le film en production, on disait : "un séjour découverte qui vire au cauchemar". C’est aussi une histoire d’amour. C’est l’histoire de deux personnes qui s’aiment, qui se perdent, qui se quittent, qui se font du mal et se font du bien en même temps. C’est un film d’amour.
Ce drame familial s’inscrit dans un contexte géopolitique particulier. En quoi est-il nécessaire à votre récit ?
Cette toile de fond est importante. Nous sommes en septembre 2011 : sept mois après la chute de Ben Ali (l’ancien président tunisien) et six semaines avant la mort de Kadhafi (le dirigeant libyen). C’est la débandade la plus totale de l’autre côté de la frontière. "L’Etat" libyen est en train de s’écrouler. C’est dans cette espèce de chaos sécuritaire que se déroulent les événements du film. Entre les deux frontières, il y avait du sable. Maintenant il y en a un peu moins, la Tunisie a fait comme Trump (le président américain) : les autorités ont créé une sorte de fossé afin que les voitures ne puissent plus circuler parce que les frontières sont complètement ouvertes. Il n'y a que du sable ! Situer les faits dans cet axe spatio-temporel, même si c'est en filigrane, c'est raconter quelque chose.
Cette famille est à l’image de la Tunisie sous l’ère Ben Ali : ils sont beaux, jeunes, riches, ils ont une Range Rover qui coûte un bras, ils ont un enfant bien éduqué qui a la petite coupe qui va bien… C’est la famille parfaite, mais dès qu’on commence à creuser, tout ce qui a été enfoui sous le tapis refait surface et les secrets remontent. Ce film décrit ainsi la mutation d’un pays, le poids socio-culturel que peut avoir la religion sur nous, sur l’image de la femme. Mais c’est aussi un film sur l’émancipation tout court, féminine certes, mais masculine aussi. A partir du moment où Fares et Meriem décident de s'affranchir de tout ça, ils arrivent à se voir.
Les personnages principaux sont sous une tension permanente. Elle se vit à la fois de façon individuelle et à l’intérieur du couple. Comment avez-vous abordé la mise en scène ?
Cela peut paraître un peu fou, mais j’ai dessiné le tableau des émotions du film. Je l’avais toujours sur moi pendant le tournage. C’est un grand dessin où il y avait Fares d’un côté, et Meriem de l’autre. Les regards, les attitudes corporelles, etc… ont été répertoriés dans une espèce de cahier d’émotions. Pour travailler cette tension, nous avons eu un mois de préparation où l’on a beaucoup répété afin que les dialogues soient justes et la mise en bouche correcte. Najla (Ben Abdallah) et Sami (Bouajila) se sont donnés à 1000%. Ils m’ont fait entièrement confiance. Il n'y a pas eu énormément d'espace pour l'improvisation parce que c'est un scénario dont les rebondissements sont clairs.
La thématique du secret familial était déjà présente dans votre dernier court métrage, "On est bien comme ça". Pourquoi cette récurrence ?
Ce point commun est évident, mais je ne sais pas si c’est voulu. Je suis incapable de répondre à cette question (sourire). C’est de l’ordre du subconscient. Néanmoins, la famille est une source inépuisable d’inspiration. Tout part du noyau familial.
Il y a évidemment un message sur la filiation dans votre film. Quelle en est la teneur ?
Je vis dans un pays, que l’on le veuille ou non, profondément patriarcal, machiste, où l’image du père est sacralisée. Les pères tunisiens sont généralement démissionnaires et ils se retrouvent résumés à une séquence génétique, à un bout d’ADN, à un patronyme sur un acte de naissance. Je voulais montrer que l’amour et les sacrifices qu’on peut être capables de faire pour nos enfants sont ceux qui font de nous des parents.
On retrouve plusieurs thématiques dans votre film. L'une d'elles concerne l'adultère (qui est passible d'une peine de prison en Tunisie)...
On peut être à la fois un pays super moderne et à la fois très réactionnaire, rétrograde et conservateur avec des lois totalement liberticides. L'adultère est passible d'une peine de cinq ans de prison ferme, alors que nous sommes dans le domaine de l'intime, plus encore, dans l'essence de chaque individu. Si j'ai envie de tromper mon conjoint, il n'y a aucune raison pour que l'Etat s'en mêle. Ce n'est pas le cas chez nous.
Vous évoquez également le trafic d’êtres humains que l’on a découvert plus tard en Libye. Comment avez-vous été interpellé par le fléau ?
Tout simplement en regardant Facebook. En 2011, nous étions tous hyper connectés pendant la révolution. Je suis alors tombé sur une vidéo. Quand la résidence de Kadhafi a été envahie par les rebelles, la famille un peu éloignée du dirigeant libyen y était encore. Kadhafi lui était déjà parti se cacher et ses enfants avaient fui pour l’Algérie. Il y avait des centaines d’enfants qui constituaient un bouclier humain pour que la résidence ne soit pas attaquée. Cela m’a profondément choqué et provoqué un déclic. Parallèlement, j’avais appris que beaucoup de Subsahariens passaient par la Libye pour rejoindre l’Europe.
Dans "Un Fils", il est aussi question du don d’organes en Tunisie. Ce qui atteste d'un système de santé assez bien organisé...
C'est grâce à Bourguiba (le premier président tunisien) ! Le don d’organes existe en Tunisie, mais il reste un tabou culturel par rapport à la religion qui ne dit pourtant rien à ce sujet. C’est son interprétation par les gens qui font que ce n’est pas une démarche très courante, parce qu’il y a la notion de l’intégrité du corps chez les musulmans. Le père d’une amie est mort parce qu’il attendait un rein... Du coup, c'est beaucoup de thèmes. On me l’a souvent reproché surtout dans les commissions de production. J’ai essuyé beaucoup de refus à cause de cela. Est-ce que tu veux faire une histoire d’amour ? Tu veux parler du trafic d’organes, du racisme ou de l’adultère ? Pour un premier film, c’était trop pour eux.
Vous avez présenté votre film à la Mostra de Venise, dans la section Orizzonti. Il a été très bien accueilli puisque vous en êtes reparti avec deux prix, dont celui de la meilleure interprétation pour Sami Bouajila. Que ressent-on quand l’accueil est si chaleureux pour son premier long métrage ?
J’ai plané. Après la projection, j’étais stressé parce que c’était la première mondiale du film. En outre, cela faisait dix ans qu’un film tunisien n’avait pas été sélectionné en compétition officielle à Venise. Nous étions par ailleurs le seul film arabe de la compétition. Je ressentais tout le poids de cette responsabilité, et du coup j’avais vraiment peur. Avec cette standing ovation de 10 min, j’ai éclaté en pleurs. A un certain moment, je ne voyais plus rien. C’est un rêve les yeux ouverts. D’être à Venise, c’était une superbe reconnaissance pour le film, les techniciens et les acteurs qui ont travaillé sur ce projet. Je n’ai pas fait ce film tout seul, il y a toute une armée derrière moi. J’étais très content pour eux. Et puis nous avons été doublement primés. C'est incroyable ! C’est un moment qui restera à jamais gravé dans ma mémoire.
Les acteurs principaux vous ont-ils dit oui tout de suite ?
Sami m’a dit oui tout de suite. Najla ne m’a pas dit non, mais je l’ai castée sur plusieurs semaines. Je l’ai vue une première fois, je lui ai raconté l’histoire du film et donné tous les détails sur Meriem. Puis, je lui ai proposé d’improviser une scène qui n’existait pas dans le scénario et où je jouais le personnage de Fares. Sans texte et avec une totale liberté, elle pouvait tout faire sauf quitter la pièce. L’essai, filmé, a duré dix-sept minutes pendant lesquelles j’ai vu toutes les facettes de mon personnage. Je l’ai vu hurler, crier, pleurer, rire, je l’ai vue terrassée… C’est la seule actrice qui m’a cloué le bec. J’avais pris le dessus sur toutes les autres comédiennes, mais cette fois-là Najla l'a pris sur moi.
Combien de temps vous a-t-il fallu pour monter ce film ?
Cinq ans et demi. La première ligne du scénario a été écrite en janvier 2014. Nous avons fini le film en août 2019. Entre temps, nous avons écrit 23 versions du scénario. Comme il y avait énormément de sujets, j’ai travaillé par couche, une thématique à la fois. Par exemple, le personnage de Fares a deux egos, celui du père et celui de l’homme. C’est pour cela que je serai éternellement reconnaissant à Sami, parce qu’il a tout compris. J’étais très content qu’il ait eu le prix d’interprétation à Venise parce que c’est une distinction qui, d’une certaine manière, me revient aussi.
Un mot sur la situation politique en Tunisie, entre les législatives et la présidentielle ?
Le chemin reste long, mais nous allons y arriver. Je suis optimiste parce qu’après tout ce qu’il s’est passé… La Tunisie est un petit pays, mais il est résistant. Nous sommes en train de vraiment construire les bases d’une démocratie. Ce n’est pas tous les jours évident, mais nous allons y arriver.
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