Le regard d'une romancière tunisienne sur ses concitoyens
Ouatann : « Ce mot arabe est intraduisible en français. Il signifie à la fois pays, patrie, foyer», explique Azza Filali, professeure de gastro-entérologie à l’hôpital La Rabta à Tunis. A-t-elle alors voulu écrire sur sa patrie, la Tunisie ? «Ce mot va au-delà du pays et du territoire. Il exprime une valeur très intime et très forte qui a un lien avec le ‘chez moi’», poursuit l’écrivaine.
Son but n’est donc pas de parler de son pays en soi ni de faire un pamphlet. «Il est de raconter des êtres. Et pour leur donner une densité, je me dois de les inscrire dans un contexte. Dans Ouatann, j’ai voulu montrer le mal-être des gens».
Depuis 1999, Azza Filali a écrit une dizaine d’ouvrages, où le malaise qu’elle décrit va grandissant. A-t-elle senti venir la révolution ? «Pas consciemment. J’ai décrit une ambiance, mais sans faire un diagnostic de la société tunisienne. Je suis incapable d’être journaliste !»
La révolution, justement… «Comme tout le monde, j’ai été surprise par la rapidité des évènements. Le 14 janvier 2011, j’étais à l’hôpital et je me suis rendue à la manifestation de Tunis. Le lendemain, un silence très étrange régnait sur la ville, comme si celle-ci était encore sous le coup de ce qui venait de se passer. C’était comme si le pays avait retrouvé son adolescence. On sentait la saveur des débuts, comme quand on commence une histoire d’amour, en l’occurrence avec son pays».
«Dénuement moral et matériel»
Puis, petit à petit, la vie a repris le dessus. Elle a fait place à la fébrilité et à l’inquiétude. Avec l’impression que certains exilés, notamment parmi les islamistes revenus de l’étranger, «voulaient nous voler le bonheur du pays partagé».
Et aujourd’hui ? «En tant que Tunisienne, je vis très mal les manifestations de salafistes, les débats autour du sacré. Mais en même temps, je ne partage pas ce rejet systématique à leur égard. C’est trop facile de rejeter les gens». Son livre n’en montre pas moins qu’elle n’éprouve aucune attirance particulière pour le mouvement religieux…
Fidèle à son approche des choses, Azza Filali s’intéresse au «changement dans le paysage social». «J’essaye d’approcher ces êtres apparus dans mon pays : les femmes portant le niqab et les islamistes barbus. J’y perçois beaucoup de dénuement, à la fois moral et matériel, et une grande colère face à la crise, au chômage, aux années perdues à cause de la dictature. Pour eux, la religion a été le recours le plus facile. Celle-ci leur ouvre les bras. Et les mafieux de la foi sont là pour leur indiquer quoi faire, comment vivre». Une situation qui est un héritage des années Ben Ali. «A cette époque, les seules valeurs, c’était le fric et le bon Dieu. Le paysage spirituel était d’une grande pauvreté : entre les deux, il n’y avait rien».
Ambivalence
Son métier de médecin lui permet d’approcher au plus près, dans son cabinet, ces femmes qui se sont mises à porter un voile du jour au lendemain. Plus que d’autres, elle est en situation de leur demander pourquoi. Réponse fréquente : «C’est le bon Dieu qui l’a voulu». «Mais j’ai le sentiment qu’au fond d’elles-mêmes, elles ne sont pas convaincues», observe le médecin.
Malgré ces évolutions, Azza Filali n’est «pas pessimiste pour l’avenir». « Ainsi, je ne pense pas qu’Ennahda, le parti islamiste, puisse menacer le statut de la femme». Elle en veut pour preuve celles, voilées, qui ont manifesté contre le projet d’article 28 de la Constitution selon lequel la Tunisienne ne serait plus «égale» à l’homme mais «complémentaire». Projet abandonné depuis.
Comme les personnages de son roman, ces femmes sont «ambivalentes». En apparence, en portant le niqab, elles acceptent de régresser pour affirmer leur identité. «En même temps, en rejetant toute séduction, elles expriment une arrogance que n’aiment pas mes copines laïques bien pensantes. Mais c’est une arrogance à la fois très forte et très positive qui les aident à s’affirmer, à exprimer leur ego. Les hommes ont plus de chemin à faire qu’elles !»
L’auteure pense donc qu’il faut pondérer les jugements. Notamment parce qu’«il y a beaucoup d’excès dans l’indignation» suscitée par l’évolution actuelle en Tunisie. Une indignation qui permet à certains de «se faire mousser», par exemple quand ils font des discours enflammés face à la presse. «Il faut dépasser l’aspect médiatique» de l’affaire, estime la romancière.
« Maturation »
Certes, la situation est difficile. Mais même si la Tunisie traverse une période de troubles, Azza Filali ne croit pas à une évolution à l’iranienne ou à l’algérienne. «Nous ne sommes pas aussi mal partis que cela. Certes, nous allons traverser quelques années de maturation qui passeront par la violence, la colère et le tourment. Mais après, nous allons nous éveiller à autre chose», juge-t-elle.
Et littérairement, comment traduit-elle l’évolution de son pays dans ses nouveaux livres ? «Pour mon écriture, la révolution a été une époque difficile. Il y avait beaucoup de bruit à cette époque, alors que j’ai besoin de silence pour écrire». Mais elle a retrouvé le silence et rédige aujourd’hui un nouveau roman dont elle ne veut pas trop parler. Elle consent juste à dire qu’elle évoquera des personnages «dont les plaies passées cicatrisent lentement» dans un cadre «plus joyeux» qu’Ouatann.
Quoi de neuf dans la littérature tunisienne après la révolution ? La réponse d'E. Deldoul, qui dirige les éditions Elyzad
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