La Tunisie a-t-elle les moyens de résister aux jihadistes ?
Après l'attaque contre la ville de Ben Guerdane, qui a fait plus de 50 morts lundi, le chercheur Hasni Abidi estime que "le groupe Etat islamique a franchi une étape". Entretien.
"Nous avons remporté une bataille, nous sommes prêts pour les autres." Au lendemain de l'attaque qui a fait 55 morts, dont 36 jihadistes, à Ben Guerdane, le Premier ministre tunisien, Habib Essid, a réagi avec optimisme, mardi 8 mars. Il a salué la réaction "rapide et forte" des forces de l'ordre qui ont, selon lui, empêché le groupe Etat islamique "d'établir un émirat" dans cette ville proche de la frontière libyenne.
Cette attaque d'ampleur survient quelques mois après les attentats contre un bus de la garde présidentielle à Tunis, contre un hôtel à Sousse et contre le musée du Bardo à Tunis. La multiplication de ces événements risque-t-elle de faire vaciller la Tunisie ? Francetv info a interrogé Hasni Abidi, directeur du Centre d'études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen de Genève (Suisse). Et le chercheur se montre moins confiant que Habib Essid.
Francetv info : Pouvait-on s'attendre à une telle attaque sur le sol tunisien ?
Hasni Abidi : Oui, l'opération de Ben Guerdane n'a rien de surprenant. Le 19 février, les Etats-Unis ont frappé plusieurs éléments de l'Etat islamique en Libye, à Sabratha, près de la frontière tunisienne. Cette frappe a déplacé un grand nombre de jihadistes et les a incités à se venger. Après chaque intervention militaire, il y a des secousses.
Par ailleurs, des témoignages de membres de l'Etat islamique avaient laissé entendre qu'une opération militaire de grande envergure pourrait avoir lieu entre la Libye et la Tunisie. C'est ce qui s'est passé : une attaque inédite dans son organisation, avec plusieurs cibles simultanées, et dans sa gravité, contre une caserne de l'armée, un poste de police et un centre de la garde nationale. L'Etat islamique a franchi une étape dans ses opérations. Il n'a plus peur d'utiliser de grands moyens pour attaquer des bâtiments officiels d'importance.
La Tunisie contrôle-t-elle encore sa frontière avec la Libye ?
Les Tunisiens ne sont pas en mesure de tenir leurs frontières d'une manière continue, c'est au-delà de leurs moyens, tout comme les Libyens de leur côté. Un mur de sable a été construit après l'attaque de Sousse, mais ce n'est pas infranchissable. Cela peut tout au plus ralentir l'arrivée des terroristes.
Est-ce à dire que l'Etat islamique est en mesure de s'installer dans l'est tunisien ?
Il est trop tôt pour cela, même si la menace est sérieuse. Si un lieu se prête à l'installation d'un émirat, c'est d'abord la Libye. Pour l'instant, l'Etat islamique a du mal à s'y implanter et à recruter auprès des Libyens, pour des raisons tribales et conservatrices. Ses troupes sur place sont essentiellement composées de Tunisiens, qui sont entre 500 et 800.
L'Etat islamique est notamment à Syrte. Il lui faut sanctuariser son territoire avant de mener une conquête au-delà des frontières libyennes. Mais la Tunisie est la prochaine étape, car les frontières sont un enjeu crucial pour le groupe. Contrôler les frontières permet d'assurer le passage des hommes et des marchandises et de consolider l'idée d'un émirat qui va au-delà des frontières nationales.
Qu'en est-il de l'implantation jihadiste en Tunisie ?
Il existe une réelle menace intérieure. Des Tunisiens ont été formés dans des camps à l'étranger et sont déjà rentrés au pays, comme on l'a vu avec les auteurs de l'attaque du Bardo. D'autres sont sur le chemin du retour et les services de police disposent de peu d'informations sur eux. J'estime le réservoir tunisien total de l'Etat islamique à entre 3 000 et 5 000 personnes.
Une intervention militaire en Libye est-elle une solution pour la Tunisie ?
Surtout pas. Cela fragiliserait la Libye, cela radicaliserait certains mouvements jusque-là modérés, et les dégâts sur la Tunisie seraient immédiats, car le pays serait un des refuges des jihadistes. Une intervention serait une grande erreur stratégique de la part des Occidentaux.
La Tunisie a besoin de ressources financières, d'équipements militaires, de renseignements. Elle n'a pas les moyens de résister à plusieurs opérations telles qu'à Ben Guerdane. Le seul remède pour la sauver réside dans un plan de soutien économique et militaire.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.