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En Tunisie, on s'achemine vers "une transformation radicale du paysage politique"

Les Tunisiens viennent de porter Kaïs Saïed à la présidence de la République. Comme le rappelle l'universitaire Larbi Chouikha, cela risque de bouleverser le paysage politique.

Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas - Envoyé spécial en Tunisie
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
Kaïs Saïed embrasse le drapeau de son pays à Tunis juste après l'annonce de son élection à la présidence tunisienne le 13 octobre 2019. (REUTERS - ZOUBEIR SOUISSI / X02856)

Tous les observateurs le reconnaissent : les jeunes ont voté en masse pour Kaïs Saïed, lors de l'élection présidentielle du 13 octobre en Tunisie. "Ils sont porteurs d'une autre lecture de la situation de la Tunisie et entendent dépasser la polarisation islamistes/anti-islamistes", analyse dans un entretien avec franceinfo Afrique Larbi Chouikha, professeur à l'Institut de presse et des sciences de l'information (IPSI) de l'université de la Manouba à Tunis. Spécialiste des médias, il est aussi politologue. 

franceinfo Afrique : comment jugez-vous la situation politique aujourd'hui dans votre pays ?

Larbi Chouikha : on assiste à une transformation radicale du paysage politique. La classe dirigeante de 2011 est en perte de vitesse. Elle paye le prix de l'absence de réformes ou l'échec des réformes, face à la fracture sociale et territoriale (les disparités entre régions littorales et de l'intérieur), à la pauvreté, à la corruption endémique. De la même façon, les gouvernements successifs n'ont pas su ou pu initier de véritables réformes dans les secteurs des médias, de la justice, de l'éducation.

Qu'en est-il, par exemple, dans votre secteur, celui des médias ?

Avant la révolution de 2011, on se trouvait dans une situation de verrouillage remontant à l'indépendance en 1956. En 2011, on est passé à une liberté totale. Une liberté à laquelle les journalistes n'étaient préparés ni professionnellement, ni politiquement. Les gouvernements ont alors plutôt élaboré des normes juridiques : réglementation des médias. A mon sens, il aurait fallu initier des réformes au sein des entreprises, transparence, ligne éditoriale, séparation administration-rédaction...

Il y aussi d'autres problèmes, comme celui du marché publicitaire qui ne permet de soutenir que quatre ou cinq chaînes de télévision. Et ce, alors que le paysage audiovisuel est constitué de 13 chaînes : 11 privées, deux publiques. Du temps de Ben Ali, il y avait deux télévisions privées : Hannibal et Nessma (dont le dirigeant est Nabil Karoui, candidat malheureux au 2e tour de la présidentielle face à Kaïs Saïed, NDLR) et deux ou trois radios, dont Mosaïque (très écoutée par les jeunes, NDLR).

L'instance de régulation, la Haute autorité indépendante pour la communication audiovisuelle, la HAICA (créée en 2013, NDLR), a alors demandé à toutes ces entreprises de se mettre en conformité avec la nouvelle réglementation. Deux chaînes ont refusé : Nessma TV et Zitouna TV, proche d'Ennahdha. Les autorités ont fermé les yeux.

Nessma appartient à Nabil Karoui, candidat au second tour...

Il faut savoir qui est Nabil Karoui. Il est arrivé à construire son média, son association caritative, son parti Qalb Tounes (Cœur de la Tunisie), en jouant sur toutes les contradictions qu'offre le système. Il a en quelque sorte construit sa carrière anti-système à l'intérieur du système. Il est l'un des fondateurs de l'ancien parti majoritaire Nidaa Tounès. Il a initié la fameuse rencontre de l'hôtel Bristol à Paris en 2013 entre (l'ancien président) Béji Caïd Essebsi et le leader d'Ennahdha Rached Ghannouchi.

Dans le même temps, il a su utiliser la pauvreté. Il a joué sur la fibre sensible en essayant de combler les carences de l'Etat dans les régions défavorisées. Il est donc en quelque sorte un révélateur des problèmes. On en revient à l'absence de réformes, il aurait fallu un pouvoir audacieux pour les mener. Ces élections sont donc une sanction populaire adressée à toute la classe politique. 

Et Kaïs Saïed ?

C'est un professeur qui n'avait jamais brillé jusque-là. Lui n'est pas issu du système. Il a suivi un autre itinéraire. Il s'est construit lui-même. Il a joué sur le volontariat, le militantisme politique. Il est plus anti-système que Karoui. Dans son projet, il insiste sur le rôle des régions. Pour lui, le véritable pouvoir doit être exercé par des conseils locaux. 

La foule laisse éclater sa joie à Tunis le 13 octobre 2019, après l'annonce de l'élection de Kaïs Saïed au 2e tour de la présidentielle. (REUTERS - ZOUBEIR SOUISSI / X02856)

Il est particulièrement suivi par les jeunes...


Oui. Les jeunes s'intéressent à lui car Kaïs Saïed apporte des réponses à certaines questions qu'ils se posent. Ils ont une autre lecture de la Tunisie et entendent dépasser la polarisation islamistes/anti-islamistes. Pour mieux le connaître, il faut s'intéresser à ceux qui le conseillent. Ils n'ont rien à voir avec la classe politique traditionnelle. Parmi eux, on trouve notamment des identitaires et des souverainistes qui prétendent, par exemple, qu'il y aurait eu un accord secret (entre la Tunisie et la France, NDLR) sur le sel avant la colonisation (maintenant par la suite Tunis dans la dépendance de Paris, NDLR). On trouve aussi beaucoup de jeunes issus des mouvements nationalistes arabes. De son côté, il prône la souveraineté nationale. Il est conservateur en matière religieuse.

Lors du débat d'avant le second tour, le 10 octobre, il était beaucoup plus à l'aise que Karoui. Celui-ci donnait l'impression d'être très faible, un peu frivole, de manquer de consistance, de pouvoir dire quelque chose et son contraire. Face à des journalistes et à des questions précises, il perdait a boussole. Pour moi, ce débat a été le coup de grâce. 

Comment voyez-vous la suite ?

Je suis un peu dubitatif. Le nouveau président n'est pas certain d'obtenir une majorité parlementaire. C'est la Constitution qui décidera. Et s'il y a un conflit entre le Parlement et le président, il y aura de nouvelles élections. Nous sommes dans une situation totalement inédite. Avec comme, je viens de le dire, la sanction adressée à la classe politique, le probable avènement d'une nouvelle élite porteuse d'autres valeurs. C'est le choix populaire, c'est la démocratie. Il faut voir que le 14 janvier 2011, on est sorti d'une phase d'autoritarisme avec l'absence d'une véritable culture démocratique. Pour que celle-ci puisse se généraliser, il faut du temps et de la stabilité.

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