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Eric Barbier : " 'Petit Pays' n'est pas un film que l'on oublie quand on a fini le montage"

Le film, dont la sortie était prévue en mars, est finalement dans les salles obscures le 28 août 2020.

Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 15min
Djibril Vancoppenolle (Gabriel) et Jean-Paul Rouve (Michel) dans une scène du film de Eric Barbier, "Petit Pays", adapté du livre éponyme de Gaël Faye.  (JERICO FILMS – SUPER 8 PRODUCTION – PATHÉ – FRANCE 2 CINÉMA – SCOPE PICTURES – PETIT PAYS FILM)

Une enfance dans la tourmente. Le quotidien insouciant de Gabriel (alias Gaby), enfant d'un couple mixte formé par un Français et une Rwandaise tutsie réfugiée dans le Burundi voisin, va être bouleversé par la guerre civile qui frappe le pays. Un conflit alimenté par la haine qui infuse depuis des décennies entre Tutsis et Hutus, les principales communautés de cet Etat d'Afrique de l'Est. Le cinéaste français Eric Barbier, qui a adapté le livre éponyme de l'auteur franco-rwandais Gaël Faye, décrit dans Petit Pays la dislocation d'une famille embarquée dans une crise qui, à la fois, la dépasse et la touche intimement. 

Du regard de cet enfant sur les troubles socio-politiques traversés par le Burundi, au milieu des années 90, résulte un récit qui s'apparente à une fusée à plusieurs niveaux : Eric Barbier filme au plus près et avec justesse la mue graduelle de ses protagonistes dont les vies s'effritent et les destins finissent par être scellés par la tragédie. Avec Djibril Vancoppenolle, dans la peau du petit Gabriel, le cinéaste guide avec sagacité le spectateur dans les méandres d'une histoire politique complexe et en fait surtout le témoin du quotidien d'individus, qui du jour au lendemain, se trouvent aspirés par une violence inouïe.

franceinfo Afrique : qu'est-ce qui vous a donné envie d'adapter le livre de Gaël Faye ? 

Eric Barbier : Comme beaucoup de gens en France, j'ai lu le livre. Je l'ai d'ailleurs parcouru assez vite. Ma fille l'a lu très vite également et elle m'a conseillé de le lire. C'est un livre très émouvant. Toute la construction du film va partir de ce premier flash que j'ai eu en parcourant le roman. Les enchaînements ont ensuite fait que le projet m'a été proposé. J'ai rencontré Gaël et cela été très important pour moi. La rencontre s'est très bien passée. 

Quand il a fallu faire des choix pour adapter le livre, je me suis focalisé sur ce que je trouvais émouvant, à savoir l'histoire de Gaby. Paradoxalement, moi qui suis papa, blanc et Français, je ne me projette pas du tout sur le personnage du père en lisant le livre, mais sur celui de Gabriel. Dans la thématique du roman et du film, il y a aussi l'idée d'un paradis perdu, celui d'un enfant qui quitte l'enfance pour arriver dans le monde adulte.

C'est vraiment la fin de l'enfance et le roman est bâti autour de cela : un paradis qui se fissure. Toute l'histoire du film est celle de Gabriel qui assiste à des déflagrations simultanées : la première, c'est la séparation de ses parents. Elle sera suivie d'une deuxième, la guerre civile dans son pays. Puis d'une troisième : le pays de sa mère (le Rwanda) va vivre l'une des pires choses de l'Histoire. Ces trois éléments sont vécus à travers Gabriel. Il voit son copain Gino qui est toujours en train de pester contre les Tutsis et les Hutus et, au fond de lui, il se dit que ce sont des conneries. Pour lui, cela n'a pas de sens. Mais Gabriel va se rendre compte, petit à petit, que l'on peut se déterminer dans une violence absolue par rapport à des choses qui, pour soi, ne racontent rien. Cependant, la violence est tellement forte dans le pays qu'il n'y échappe pas. Son point de vue est la pierre angulaire de ce projet, les événements se regardent à travers les yeux de Gabriel. 

Qu'avez-vous fait pour mieux appréhender votre sujet ? 

Quand on m'a proposé l'adaptation du livre, qui m'a beaucoup touché comme je vous le disais, il y avait toute une partie que j'arrivais à comprendre, à savoir le déchirement de la cellule familiale, la séparation des parents qui était vécue de l'intérieur par Gabriel et sa sœur Ana. 

Toute la difficulté pour moi, c'est que ce déchirement se passe dans un pays, le Burundi que je ne connaissais pas, dont je ne savais ni la culture, ni les traditions, ni la manière de vivre des gens. Avec le Rwanda, ce sont des pays dont j'ignorais tout en dehors de ce que j'avais lu dans la presse. C'était très compliqué pour moi de faire un film sur le sujet sans en savoir davantage. Avant d'écrire le scénario, je suis donc allé au Rwanda voisin parce que l'on ne pouvait pas se rendre au Burundi où la situation politique était compliquée.

J'y ai rencontré de nombreux amis de Gaël Faye, notamment des jeunes qui avait une vingtaine d'années à l'époque, en 1993-1994, et qui étaient à Bujumbura (la capitale burundaise, NDLR). Je les ai longuement interviewés. J'ai également rencontré la tante de Gaël qui, un peu comme Yvonne dans le film (le personnage de la mère de Gabriel, NDLR), avait vécu une partie de sa vie au Burundi et était ensuite rentrée au Rwanda. Cette première approche m'a permis de mieux comprendre le contexte.

Dans le travail d'adaptation du livre, il s'agissait maintenant de donner la parole aux gens qui pouvaient incarner des personnages en amenant la vérité de leur vécu. Par exemple, pour la distribution du film, nous nous sommes rendus à Mahama qui est un camp de réfugiés burundais au Rwanda pour faire le casting des jeunes qui constituaient les gangs de Bujumbura de 93-94 évoqués à la fin du roman, une partie importante du livre. Cela a amené une certaine véracité dans les scènes de barrage ou de ville morte dans le long métrage. De même, l'actrice qui incarne le personnage de la mère d'Yvonne se sert un peu du texte du film dans son propos. Mais quand elle restitue son témoignage, elle raconte une part d'une histoire qu'elle connaît de manière assez intime.

Dans la même optique, la scène de mariage de Pacifique (le frère d'Yvonne dans le film, NDLR) a été organisée par les aînés et ils y ont amené toute la tradition liée à cette cérémonie. A tel point qu'à la fin de la journée de tournage, les personnes âgées pensaient que l'on filmait un vrai mariage et ils sont allés féliciter le couple. En somme, l'idée a été de s'appuyer aussi sur la réalité des gens et de leur donner l'espace pour que je puisse la filmer. Pour moi, cela a été un pari de faire un film où plus de 90% des acteurs n'étaient pas des professionnels et avaient rarement vu une caméra. 

L'histoire de "Petit Pays" est tragique à tous les niveaux, mais cette tragédie s'incarne particulièrement dans le parcours du personnage d'Yvonne, la mère de Gabriel. Comment avez-vous imaginé ce rôle avec son interprète, Isabelle Kabano ? 

C'est induit dans le roman où son personnage a un peu oublié d'où il venait. Elle a accédé à un certain milieu social, elle est mariée à un muzungu (terme générique pour désigner un blanc en Afrique de l'Est, NDLR), ce qui lui donne un statut un peu privilégié dans son pays et elle a tendance à vouloir tourner la page de ces conflits et de ces drames qui ont émaillé son histoire personnelle. La famille d'Yvonne (tustsie) s'est réfugiée au Burundi après les massacres des années 60 au Rwanda. Yvonne a une conscience politique moins aiguë que son frère Pacifique qui, lui, est très investi dans ce désir de retour au Rwanda. Il estime que pour pouvoir y retourner, il faut se battre parce que les réfugiés tutsis n'y seront jamais les bienvenus. Yvonne, quant à elle, considère que c'est gagné parce que les accords d'Arusha (accords de paix et de partage du pouvoir au Rwanda et qui seront plus tard à l'origine du génocide dans le pays, NDLR) venaient alors d'être signés.Yvonne sera finalement rattrapée par l'histoire de son pays d'origine et elle ne s'en remettra jamais. 

Djibril Vancopenolle est Gabriel, le formidable héros de "Petit Pays". Ce n'est pas facile de travailler avec un enfant, notamment dans un registre aussi dramatique. Comment l'avez-vous dirigé car il porte admirablement bien le film, à l'instar de ses petits camarades ? 

C'est Gabriel qui est le moteur du film. Il n'y a pas d'enfants acteurs, un enfant ne peut pas jouer : il ne peut pas reconstruire une émotion. Même pour les adultes, c'est difficile !  Par conséquent, il faut trouver des enfants qui ont une grande liberté. Ce que l'on saisit des enfants, paradoxalement, c'est leur vraie personnalité. Djibril, Delya (Ana) ou Tao (Gino) sont des gamins assez exceptionnels parce qu'ils ont une liberté devant la caméra : ils s'amusent, ils jouent et en même temps ils sont concentrés. 

Jean-Paul Rouve, qui incarne le papa de Gabriel, était un peu comme vous. Il débarque dans un univers qui ne lui était pas très familier...

Le personnage de Jean-Paul, Michel, est un nouveau colon. On sent que le type fait du business là-bas, il a ses ouvriers et il veut que ça avance. C'est quelqu'un qui ne se mêle pas de politique. Il s'est marié dans ce pays parce qu'il a rencontré une femme qu'il a aimée. Le travail de Jean-Paul Rouve est d'une certaine manière plus simple parce qu'il joue un Français en fait, qu'il ne faut pas emmerder avec les histoires du Rwanda et les coups d'Etat. Il prend finalement conscience de la violence du pays dans lequel il a décidé de vivre avec Yvonne.

On se rend compte que ces personnes expatriées ont le sentiment de jouir d'une certaine impunité face à la violence. On le sent bien quand son personnage passe les barrages en ville en donnant un peu d'argent. Les "expats" ont l'impression qu'ils vont passer partout, c'est leur pays mais pas vraiment parce qu'ils ont un passe-droit. Mais, à un moment donné, le personnage de Jean-Paul Rouve se rend compte qu'il n'a pas une position neutre. On ne fait jamais ce que l'on veut dans un pays, on y représente toujours quelque chose. Michel l'apprend dans le film. 

Quelle marge de manœuvre avez-vous eue par rapport à l'œuvre de Gaël Faye ?

Je lui ai donné à lire toutes les versions. Je le prévenais quand il y avait des changements. Par exemple, le changement le plus important a été le fait d'axer l'histoire sur la famille, plus que sur les amis. Dans le livre, l'histoire des copains est beaucoup plus développée. L'histoire avec Gabriel et sa sœur y est, a contrario, moins étoffée. Dans le scénario, la cellule familiale est beaucoup plus importante que dans le livre. Gaël en était plutôt content parce qu'il m'a confié qu'il regrettait de ne pas avoir plus développé le personnage d'Ana. Il a participé à tous les changements qui ont été opérés sur son texte. 

Que retiendrez-vous de cette incursion dans un univers qui vous était un peu étranger ? 

C'est difficile de répondre parce que c'est un film qui m'a beaucoup marqué. Ce travail m'a permis de découvrir beaucoup de gens et d'histoires, notamment le drame d'un pays qui est résolu en partie aujourd'hui, mais qui est omniprésent pour tous les gens qui y vivent. C'est un film qui a été difficile à porter à ce niveau-là. Nous avons tourné au Rwanda parce que nous ne pouvions pas tourner au Burundi. Du coup, le film a fait resurgir des souvenirs chez les membres de l'équipe, même les plus jeunes. L'implication des gens dans le pays, autour du projet, était très forte. Ce n'est pas un film que l'on oublie quand on a fini le montage. 

Vous avez projeté le film au Rwanda. Quel a été l'accueil du public ? 

La réaction des gens a été plutôt formidable. D'après les retours que j'ai eus, les gens ont eu le sentiment que cette histoire avait été racontée avec les personnes concernées. Ils n'avaient pas le sentiment d'être trahis ou d'être mal incarnés dans la fiction. Cela les a d'autant plus touchés que pas mal de gens ne connaissaient pas l'histoire du Burundi qui est un peu l'écho de ce qu'il s'est passé au Rwanda, de cette horreur que les Rwandais ont vécu.  

La Promesse de l'aube, votre précédent film, était déjà une adaptation. Auriez-vous une petite faiblesse pour les adaptations ?

Ce sont un peu les hasards de la vie. Cependant, il y a une grande proximité entre l'histoire de Gaël Faye et celle de Romain Gary. La thématique générale est l'histoire d'un enfant et de sa mère. Dans La Promesse de l'aube, on a un enfant qui est écrasé par cet amour inconditionnel et dévorant de sa mère. Dans Petit pays, il y a le récit de cet enfant qui a l'impression que sa mère ne l'aime pas. 

Vous serez à Angoulême où le film est en compétition. Que ressentez-vous alors que la rencontre de votre film avec le public a été retardée à cause de la pandémie ? 

Nous sommes très contents d'aller à Angoulême et nous attendons beaucoup du festival. 

Petit Pays de Eric Barbier
Avec Jean-Paul Rouve, Isabelle Kabano,  Djibril Vancoppenolle, Delya de Medina et Tao Monladja
Sortie française : 28 août 2020

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