Le Gabon d'Ali Bongo coincé entre l'opacité du pouvoir et les difficultés de l'opposition
L'hospitalisation, en Arabie Saoudite, du président gabonais met en lumière les difficultés d'un gouvernement qui tente de "gagner du temps et conserver le contrôle du pays". The Conversation fait le point sur une crise qui fait vaciller le clan Bongo.
Depuis le 24 octobre 2018, le Gabon retient son souffle, accroché aux péripéties d'un gouvernement affaibli par l'accident vasculaire cérébral dont a été victime le Président Ali Bongo Ondimba (alias «ABO»). Pendant que celui-ci est hospitalisé à Riyad (Arabie Saoudite), le gouvernement se tait, avant de déclarer, le 28 octobre, que le chef de l'État souffre d'une «fatigue légère».
Le 4 décembre, une vidéo muette d'une trentaine de secondes, diffusée par la télévision marocaine et l'Agence France Presse, montre pour la première fois ABO vivant, recevant la visite du roi du Maroc. La scène se passe dans l'hôpital de Rabat, où Ali a été transféré entre-temps pour sa convalescence. Le lendemain, une autre scène présente le président du Gabon, toujours assis de profil, qui parle – ou plutôt acquiesce – aux salutations d'une délégation gouvernementale arrivée de Libreville, et dirigée par la présidente de la Cour Constitutionnelle gabonaise, Marie-Madeleine Mboranstuo. Les deux scènes se déroulent sans aucun son.
Ces images frappent l'opinion gabonaise de deux manières. D'une part, elles semblent prouver que le président Bongo n'est pas mort. Mais leur mise en scène maladroite paraît infirmer l'information. Pour les critiques, le subterfuge cache le fait qu'Ali Bongo est bel et bien incapable d'assumer ses fonctions, trahissant l'effort désespéré du gouvernement pour gagner du temps et conserver le contrôle du pays.
Travestissements
Le trou d'air créé par la vacance du chef de l'État a donc été aggravé par la gestion du gouvernement. La crise ressemble au mode de gouvernance subi par les Gabonais depuis 2009, parce qu'elle en révèle une caractéristique centrale: celui-ci repose sur un régime du faux.
Le silence remplace la transparence de l'information publique. Les apparences bonhommes d'une démocratie "à l'africaine" travestissent la main de fer du chef de l'État et de son entourage. La vitrine d'un pays pétrolier prospère qui tente de couvrir – mais mal – l'appauvrissement économique et social rampant.
En 2009, quand il a pris le pouvoir, le Président Ali avait pu se rêver jeune dynaste, oint par la filiation avec son père Omar, et guidant son pays dans "l'émergence" économique et politique. Mais il est rapidement devenu l'héritier – plus brutal et plus grossier – d'un pouvoir personnel et anti-démocratique, appuyé sur l'armée et la garde présidentielle, marqué par les cooptations politiques et la négation des urnes.
Ce régime des apparences trompeuses, où personne ne sait ce qui se passe, ni ce qui va se passer, a trouvé son expression parfaite dans ces vidéos muettes du 4 décembre. Présentées comme rassurantes, elles ont encore augmenté le flottement des esprits et des institutions.
Ali le mal-aimé
La première leçon de la vacance du pouvoir est la détestation populaire exprimée à l'encontre du Président. Mis à part quelques messes pour hâter sa guérison, la majorité des habitants du pays a laissé éclater (sous le manteau) une joie spectaculaire à l'annonce de la maladie d'ABO. Les témoignages de soulagement, d'ironie, voire de haine, abondent sur les réseaux sociaux.
A Libreville, un mois après la chute du Président, cette jubilation est canalisée dans des caricatures d'Ali tombé à terre, ou bien photoshopé dans des scènes brutales de sodomie pratiquée par des hommes de son entourage, en particulier son directeur de cabinet, Maixent Accrombessi.
Elles s'expliquent par le soupçon, jamais dissipé depuis 2009, selon lequel le fils adoptif d'Omar Bongo serait un "étranger", soit par sa nationalité d'origine (il serait un orphelin de la guerre du Biafra de la fin des années 60), soit – symboliquement – par son appartenance aux cercles ésotériques réputés nécessaires à la conquête du pouvoir: Rose-Croix, franc-maçonnerie, Njobi. Ces cercles frappent l'opinion par leur nature cosmopolite, patriarcale et anti-chrétienne, et le fait qu'ils soient composés en majeure partie d'hommes qui seraient liés entre eux, par un pacte de préservation du pouvoir à tout prix.
La rumeur accuse donc les élites politiques de pratiquer l'homosexualité rituelle comme garante de ces liaisons occultes. Un soupçon qui prend toute sa force dans un pays fortement chrétien et pentecôtiste, immergé dans les croyances au diable et aux sorciers.
"Les Gabonais sont devenus peureux…"
Mais il ne faut pas se tromper sur les fondements de ce rejet. S'il emprunte leur langage, il ne repose pas sur une simple xénophobie ou homophobie de principe. Si c'était le cas, il n'y aurait aucune légitimité au rejet populaire d'ABO. Or Ali Bongo n'a pas réussi à faire sien le pays. Celui que l'on appelle à mi-voix "l'autre" n'a que partiellement suivi la politique d'équilibre régional et ethnique de son père, préférant s'entourer d'une petite clique d'hommes sûrs, et affaiblir l'appareil du parti présidentiel, le PDG (Parti démocratique gabonais). Il s'est donc fait beaucoup d'ennemis dans son propre camp.
Ali a surtout a cassé le lien avec les citoyens de son pays. D'abord par sa démesure: les représailles contre l'opposition à Port Gentil en 2009 et la sanglante répression de 2016, en particulier l'attaque violente du QG de Jean Ping, son rival, le 1er septembre. De nombreuses arrestations arbitraires ont suivi, ainsi que morts et disparitions inexpliquées. Cette brutalité, bien plus considérable et imprévisible que du temps "du père", où, comme on dit à Libreville, "ça allait encore", a frappé les imaginations. Un ami me confie:
«Les Gabonais sont devenus peureux. Vingt morts dans un petit pays comme ça, c'est beaucoup, alors plus d'une centaine de morts…»
L'exultation qui suivit l'annonce de l'AVC d'Ali Bongo dans les médias internationaux est aujourd'hui remplacée par l'angoisse. Les deux vidéos du 4 et 5 décembre ont atterré ceux qui commençaient à rêver d'une libération politique.
La famille Bongo: "On ne veut plus le nom"
Ouvert par la brèche de la maladie du Président, le rejet du régime s'étend bien au-delà de la personnalité d'Ali Bongo, jusqu'à sa parentèle de caciques placés aux commandes stratégiques de l'État. Si Ali tombe, les sources de tous bords à qui j'ai pu parler sur place pensent que les Bongo ne pourront pas se cramponner longtemps au pouvoir. Le sentiment vaut également pour l'entourage proche du Président, recruté en partie dans le Haut-Ogooué, région d'origine de la "Famille", et région électorale qui a fait basculer – par la manipulation éhontée des résultats – les élections de 2016. Ces chuchotements font planer un véritable sentiment de fin de régime à Libreville.
Fratrie tentaculaire, bien que petite en nombre, la Famille monopolise depuis cinquante ans (depuis l'avènement d'Omar Bongo en 1968) les positions à la tête de l'État. Sa particularité est d'être, au sens propre, une parentèle liée par des alliances politiques et matrimoniales.
La présidente de la Cour Constitutionnelle, Marie-Madeleine Mborantsuo, par exemple, fut la maîtresse d'Omar Bongo, lui-même marié avec Edith, la fille de l'actuel président du Congo-Brazzaville, Denis Sassou Nguesso. Jean Ping, principal opposant d'Ali et son vainqueur présomptif aux présidentielles de 2016, a eu deux enfants illégitimes avec Pascaline Bongo, fille d'Omar et sœur d'Ali, et ancienne ministre des Affaires étrangères (1991-1994), et un enfant avec Marie-Madeleine Mborantsuo.
Union sacrée pour garder le pouvoir
Dans le contexte d'incertitude actuelle, et sans successeur désigné d'ABO, la peur de perdre le pouvoir a réuni les membres de la Famille dans une union sacrée, au moins temporaire. Outre le pouvoir, elle va tenter de protéger ses biens et privilèges, consciente des dangers à venir. Certains pensent même qu'en cas d'alternance politique, la haine populaire est telle qu'il est possible que la famille subisse des tentatives de règlements de compte spontanés, voire des exécutions sommaires.
Si Ali survit, la Famille continuera donc sans doute à gouverner derrière la façade d'un Président, même en incapacité, du moment qu'il est suffisamment "vivant" pour donner l'illusion de la pérennité. Encore faut-il qu'elle résiste à ses divisions internes.
Si ABO tombe, son entourage pourra essayer de passer une alliance avec un nouvel homme fort, adoubé par le Parti démocratique gabonais (PDG). Mais le parti est réputé fragilisé et divisé, par les soins d'Ali lui-même, et par le départ de plusieurs membres importants dans l'opposition depuis 2016.
Frédéric Bongo, un des frères d'ABO, à la tête du service de renseignements gabonais, pourrait peut-être incarner la succession dynastique. Mais il n'a pas d'assise au PDG, et manque d'envergure politique. Frédéric Bongo peut néanmoins tenter un coup armé, ou constitutionnel, avec l'appui de Marie-Madeleine Mborantsuo. Même si l'hypothèse n'est pas à écarter, beaucoup soulignent que l'armée est très affaiblie, par la volonté même d'Ali qui a coupé vivres et crédits.
L'un des symptômes du flottement que l'on peut ressentir aujourd'hui, à Libreville, est la présence plus ténue des forces de l'ordre. Dans la rue, on remarque peu les habituels barrages de police installés d'ordinaire pour contrôler les véhicules et leur soutirer des amendes. Certains se demandent si le gouvernement, privé du chef de l'État et du joug qu'il fait peser sur le pays, a voulu laisser la population souffler un peu. D'autres pensent, au contraire, que les troupes sont tapies dans l'ombre, prêtes à sortir en cas de révolte ou de coup.
Oppositions et "Résistance"
Quelle est capacité de l'opposition à offrir une alternative au pouvoir vacillant? Il y a deux sortes d'opposition au Gabon. La première, déjà active durant les dernières décennies du régime d'Omar Bongo, est constituée d'hommes du pouvoir, "nourris» au PDG, qui décident avant les élections de quitter le parti et de se présenter indépendemment. Régulièrement battus, ces opposants opportunistes rentrent en général assez vite au bercail, avec force prébendes.
Le schéma incite une partie de l'opinion à soupçonner ces rivaux temporaires comme une stratégie du pouvoir pour affaiblir l'opposition et diviser les votes. Le dernier en date est Alexandre Barro-Chambrier (Rassemblement héritage et modernité, RHM), un homme de la Côte (Myènè) donc hors Haut Ogooué, un "neutre", dont on murmure qu'il pourrait être l'homme providentiel cherché par la Famille au cas où Ali tombe.
Mais Chambrier a échoué à se faire élire à la députation lors des législatives du 6 et 27 octobre 2018, comme deux autres successeurs potentiels, Jean-Gaspard Ntoutoume Ayi, 48 ans, ex-énarque, et Guy Nzoumba-Ndama, 71 ans, ancien président de l'Assemblée nationale. L'un d'entre eux ne pourrait succéder à ABO qu'avec le soutien massif du PDG et la perpétuation de la fraude, devenue un élément constitutif des élections. Dans cette configuration, échaudée par les manipulations de 2016, il n'est pas dit que la rue pourrait être contenue.
La deuxième forme d'opposition existe depuis 2016, quand Jean Ping (76 ans) a réussi, pour la première fois au Gabon depuis l'indépendance, à rallier ses rivaux autour de sa candidature unique aux présidentielles. Après la victoire frauduleuse d'ABO, Ping a persisté dans son refus du résultat électoral, et continue à se présenter comme le «Président élu» du Gabon. Il reste donc l'incarnation d'une opposition vertueuse, mais dans une posture d'expectative.
De l'avis général, si Ali Bongo mourait ou était déclaré incapable d'exercer le pouvoir, de nouvelles élections présidentielles seraient gagnées à tout coup par Ping, les Gabonais sautant sur l'occasion de rattraper la destruction de leur vote en 2016. Ceux qui soutiennent Ping, au Gabon et dans la diaspora en France et en Amérique du Nord, se rassemblent dans ce qu'ils nomment "la Résistance", radicale et riche de jeunes talents, mais dont il est difficile de mesurer la force d'impact au Gabon lui-même.
Ping a toutefois déçu certains de ses supporters, en partie par sa décision de respecter des règles institutionnelles qui se sont retournées contre lui (la sanction hâtive de François Hollande d'adouber la douteuse victoire d'ABO). Jusqu'à récemment, il avait refusé d'encourager un coup de force populaire contre le régime. Mais le 15 décembre, il a tenté d'organiser un large rassemblement populaire dans son QG à Libreville, autour d'un discours incendiaire:
« Aujourd'hui, les temps ont changé… notre pays est au bord du gouffre… Après les négociations, c'est l'heure de la confrontation (…) Nous ici, on dit “ça passe et ça casse !‘… Je ne vous retiens donc plus!.»
Il n'a cependant attiré que 300 à 400 manifestants, et a quitté rapidement le cortège, avant que celui-ci ne soit dispersé par les forces de l'ordre. La grande manifestation syndicale qui devait se tenir le 18 décembre au carrefour de la Démocratie à Libreville a été également empêchée par la police. Le potentiel de Jean Ping à mobiliser les foules semble faible.
Que va-t-il se passer maintenant ?
La crise ouverte depuis deux mois par la maladie d'ABO est loin d'être résolue, malgré les déclarations gouvernementales sur le "retour à la normale". La Famille va chercher à consolider autant que possible la façade du gouvernement effectif d'Ali, resserrant les rangs et utilisant tous les moyens, au premier rang desquels la Cour Constitutionnelle, pour ne pas avoir à désigner un successeur au Président, et encore moins ouvrir une phase – périlleuse pour elle – d'élections.
L'opposition ne semble pas réussir pour l'instant à mobiliser les Gabonais dans la rue pour se saisir de l'occasion. A cela, plusieurs raisons: la faiblesse politique de la plupart des opposants, et l'usure palpable de la légitimité de Jean Ping. Mais il y a aussi la peur des Gabonais devant la probabilité d'une répression violente des mouvements de rue.
Tant qu'Ali Bongo ne sera pas mort ou empêché – et surtout certifié comme tel – les Gabonais savent aussi que la France, fidèle à son comportement historique de suzerain postcolonial, confortera un pouvoir qu'elle a aidé à se pérenniser, en 2016, en adoubant le candidat défait par les urnes.
Florence Bernault, Professeur, University of Wisconsin-Madison
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.