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Coup d'Etat au Niger : après dix ans de lutte contre le terrorisme au Sahel, "la France n'est plus la bienvenue pour une partie de la population"

L'armée française est de plus en plus critiquée par les populations sahéliennes. Au Niger, les putschistes dénoncent les accords militaires conclus avec la France, qui s'embourbe dans sa lutte contre le terrorisme.
Article rédigé par Zoé Aucaigne, franceinfo
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Des soldats français déployés sur la base militaire de Ménaka, dans le nord-est du Mali, le 7 décembre 2021. (THOMAS COEX / AFP)

Un air de déjà-vu. Après le Mali en 2020 et 2021 et le Burkina Faso en 2022, le Niger est le troisième Etat du Sahel renversé par des militaires en trois ans. Pour rétablir l'ordre, la Communauté économique des Etats d'Afrique de l'Ouest (Cédéao) a ordonné, jeudi 10 août, le déploiement d'une "force en attente". Ce à quoi des milliers de personnes ont répondu vendredi en manifestant dans les environs de la base militaire française de Niamey, la capitale. Dans les cortèges s'élèvent des voix pro-junte, mais aussi anti-France. Parmi les revendications portées : le départ des 1 500 militaires français déployés sur le sol nigérien

Poussée vers la sortie par les juntes au pouvoir, l'armée française a quitté le Mali en 2022, puis le Burkina Faso en février, après neuf ans de lutte contre le terrorisme dans le cadre des opérations Barkhane et Sabre. Mais elle reste implantée au Sahel, avec 2 500 hommes répartis entre le Tchad et le Niger. "La France continue de vouloir être présente militairement au Niger, alors qu'elle n'est plus la bienvenue pour une partie de la population", avance Rémi Carayol, journaliste indépendant, auteur de l'ouvrage Le Mirage sahélien : La France en guerre en Afrique. Serval, Barkhane et après ? (éd. La Découverte, 2023). 

L'échec de l'action française pour enrayer le terrorisme

La France n'a pas toujours été persona non grata au Sahel. L'opération Serval, lancée au Mali en 2013 à la demande de Bamako, est, à l'époque, applaudie. L'armée française parvient à freiner l'avancée des groupes terroristes vers le sud du pays et, en février 2013, le président François Hollande est accueilli à Tombouctou en libérateur. "Le gros problème, c'est que l'exécutif français a décidé, en 2014, de prolonger son intervention et de l'étendre à quatre autres pays [Burkina Faso, Niger, Tchad et Mauritanie]", rappelle Rémi Carayol. 

Objectif : poursuivre la stabilisation du Sahel face à la menace terroriste. L'opération Serval devient Barkhane, environ 3 000 soldats français sont déployés. "C'est un échec militaire : depuis dix ans, les groupes terroristes gagnent du terrain", explique le journaliste. L'ONG Armed Conflict Location and Event Data Project, qui recueille les données sur les conflits, montre que, rien qu'au Niger, "la croissance de l'activité jihadiste a été continue depuis 2018, avec une année record de violence en 2021 mesurée en nombre de morts".

"Les objectifs fixés étaient trop ambitieux pour une force militaire de quelques milliers d'hommes [5 000 à son maximum] face à l'étendue de la région. Le Mali à lui seul fait deux fois la taille de la France", pointe Djenabou Cisse, chargée de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), spécialiste des questions de sécurité en Afrique. D'autant que "la menace terroriste est surtout alimentée par le manque de gouvernance et la mauvaise situation socio-économique des Etats", poursuit-elle.

"La solution militaire n'est qu'un pansement. Elle ne permet pas de résorber une menace causée par des faiblesses étatiques structurelles."

Djenabou Cisse, chargée de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique

à franceinfo

En 2022, le Mali, le Niger et le Burkina Faso faisaient partie des cinq pays au plus faible indice de développement humain, qui évalue la qualité de vie des habitants, selon l'Organisation des Nations unies (PDF). Or, les régions marquées par la précarité sont des terreaux propices à l'installation des groupes terroristes. "Dans certaines zones où les jihadistes se déploient, l'Etat est considéré comme au mieux absent, au pire oppresseur, rapporte Rémi Carayol. Les systèmes scolaire et médical sont défaillants, les populations ne se sentent pas en sécurité face à la criminalité... En s'implantant, les jihadistes proposent une alternative et ramènent l'ordre. Ils gagnent des partisans."

"La France continue des actions perçues comme néocoloniales"

Les populations pointent aussi du doigt l'inefficacité de l'armée française. "Les gens ne comprennent pas comment une force militaire présentée comme si puissante ne parvient pas à battre des groupes connus pour leur manque de moyens", insiste Rémi Carayol. Avant que les soldats français quittent le Burkina Faso, "nous voyions des gros camions traverser nos rues, du matériel militaire digne de la Seconde Guerre mondiale. Malgré cela, on continuait de s'enliser dans la crise", témoignait début août Yssoufou Niamba, activiste panafricaniste, auprès de franceinfo.

"La France est devenue le visage de la lutte antiterroriste dans la région, et par conséquent le principal bouc émissaire face à la persistance de la menace."

Djenabou Cisse, chargée de recherche à la FRS

à franceinfo

De là est née une méfiance envers la France, accusée de n'être présente que pour les ressources minières de la région, comme l'uranium au Niger, exploité par la multinationale française Orano (ex-Areva) détenue par l'Etat. "Il y a cette idée que la France manipule un peu ces nouvelles démocraties pour ses propres besoins", souligne Jean-Hervé Jézéquel, analyste et directeur du projet Sahel à l'ONG International Crisis Group. Pour une partie de la population, le gouvernement français placerait aussi les dirigeants qui l'arrangent, comme Ibrahim Boubacar Keïta au Mali (mort début 2022). Elu en 2013, avant d'être renversé par la junte en 2020, il était proche de François Hollande. "Aux yeux des nouvelles générations, la France n'est que l'amie d'élites considérées comme corrompues", explique Djenabou Cisse. 

Outre des intérêts économiques, "Paris se sert surtout de son influence en Afrique pour peser auprès de la communauté internationale, notamment au Conseil de sécurité des Nations unies. Le jour où elle n'a plus de présence militaire, elle perd ce pouvoir", défend Rémi Carayol.

Un manifestant, le 6 février 2014 à Niamey (Niger), alors que le gouvernement nigérien et le géant nucléaire français Areva sont engagés dans des pourparlers sur l'extraction de l'uranium dans le pays. (BOUREIMA HAMA / AFP)

Une influence d'autant plus rejetée que la France est une ancienne puissance coloniale. "On a déployé des soldats dans une région où on a été colons pendant des années. Paris n'a pas mesuré l'importance que ça a eue sur ceux qui l'ont vécu", poursuit Jean-Hervé Jézéquel. Car même après avoir obtenu leur indépendance dans les années 1960, des Etats africains ont gardé des liens très forts avec l'Hexagone, pendant l'ère Françafrique"La France a certes mis fin à la colonisation, mais continue des actions perçues comme néocoloniales : elle dispose d'une base aérienne à Niamey, la monnaie principale reste le franc CFA, les élites sont proches des gouvernements français..." rappelle Djenabou Cisse.

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Son attitude peut même sembler paternaliste, comme lorsqu'Emmanuel Macron avait convié les dirigeants du Sahel à Pau, en 2020. Il leur avait demandé de "clarifier" leur position sur la présence militaire française au Sahel, dans un contexte de montée du sentiment anti-Français. Une invitation perçue plutôt comme une convocation par les chefs d'Etat, "comme une réaction arrogante et profondément paternaliste de la France exigeant des présidents sahéliens une sorte d’allégeance à son endroit", selon l'ONG Oxfam

Les dirigeants des pays du Sahel et de la France réunis à Pau (Pyrénées-Atlantiques), le 13 janvier 2020. (GUILLAUME HORCAJUELO / AFP)

Au Niger, la junte n'hésite pas à alimenter ce sentiment anti-France, "ce qui lui permet de se créer une base de soutien très forte en très peu de temps", affirme Jean-Hervé Jézéquel. Elle a par exemple, mercredi, accusé Paris d'avoir violé la fermeture de l'espace aérien nigérien et "libéré des terroristes". Le Quai d'Orsay a démenti ces assertions dans un communiqué, dénonçant "une nouvelle tentative de diversion, au moment où la Cédéao multiplie les efforts de médiation afin de restaurer l'ordre constitutionnel au Niger". Depuis cette déclaration, l'alliance régionale a annoncé mettre à exécution sa menace d'intervention militaire au Niger, décision soutenue par la France.

Une animosité des forces locales vis-à-vis des soldats français

"Aujourd'hui le Niger, hier le Mali, la Centrafrique, le Burkina Faso ont rejeté la France, les forces françaises, les entreprises françaises", ont dénoncé lundi dans Le Figaro 94 parlementaires de plusieurs bords politiques, qualifiant l'opération Barkhane d'"échec". Ce à quoi le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, a répondu dans une série de tweets : "Notre armée n'a eu de cesse de faire reculer les groupes terroristes au Sahel, sauvant des milliers de vies sur place et protégeant celles des Français des menaces d'attentats sur notre sol.", Il concède néanmoins qu'"il y a bien entendu des leçons politiques à en tirer". Contacté pour tirer le bilan des opérations françaises au Sahel, le ministère des Armées n'a pour l'heure pas répondu à nos questions.

Ces leçons, la France tente déjà de les appliquer au Niger, présenté comme le "laboratoire" du nouveau dispositif militaire français en Afrique. Avant, "elle menait sa propre guerre en parallèle de ce que faisaient les forces armées maliennes", précise le directeur de Global Programs, Michael Shurkin, spécialiste des questions de sécurité, à l'AFP. Désormais, l'armée tricolore travaille en soutien des troupes locales. "Nous ne devons pas agir à la place de ces Etats", avait averti Sébastien Lecornu en juin. "Le commandement est nigérien, maître du terrain et des besoins. On ne peut que s'en féliciter, a assuré l'ex-ministre de la Défense nigérien, Kalla Moutari, à l'AFP. Les Français nous apportent la formation militaire, du matériel, du renseignement et des moyens aériens qui nous manquent."

Malgré cette nouvelle approche, sur le terrain, les observateurs constatent du ressentiment au sein des forces locales. "L'armée française subit moins de pertes que celle nigérienne, en partie, car elle est plus efficace et mieux équipée. Envoyés en première ligne par leurs gouvernants, sous-équipés, les locaux ont parfois l'impression de servir de chair à canon", assure Djenabou Cisse. Selon le site du ministère des Armées qui recense les militaires morts au combat, un Français a perdu la vie au Niger dans le cadre de l'opération Barkhane. A contrario, les troupes locales multiplient les pertes. A défaut d'avoir un bilan global officiel, en seulement deux attaques jihadistes, 89 soldats sont morts en janvier 2020 et 17 en février 2023. 

Des manifestants, le 3 août 2023 à Niamey (Niger), contre la présence de la France dans leur pays et en soutien au coup d'Etat. (AFP)

Tous les signaux sont au rouge pour l'armée française. Le retrait de ses troupes du Niger n'est, pour l'heure, pas au programme, a annoncé l'état-major. Mais si le coup d'Etat est entériné, "elle n'aura pas d'autre choix que de quitter le sol nigérien, garantit Djenabou Cisse. Impossible qu'elle opère sous le commandement de la junte", qui a dénoncé avec vigueur les accords militaires conclus avec la France.

Pour François Gaulme, chercheur à l'Institut français des relations internationales (Ifri), son retrait du Niger signerait la fin de la lutte contre le jihadisme au Sahel, car Niamey "est lié stratégiquement et structurellement au Mali", explique-t-il à l'AFP. Depuis que l'armée a déserté le sol malien, elle combat à l'ouest du Niger le jihadisme du Mali ; et à l'Est, le groupe terrorriste Boko Haram, très présent au Nigeria et au Tchad. "On essaie de lutter sur deux fronts. Sans le Niger, cela semble compromis", conclut François Gaulme.

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