L'avocat de la famille Ben Barka jugé à Lille
Car avant de devenir une «affaire», Ben Barka était un homme, et pas n’importe lequel.Il n'était autre que le chef de file du mouvement tiers-mondiste international dans les années 1960. Il était également le principal opposant socialiste au roi du Maroc. Le 29 octobre 1965, en déplacement à Paris, il est interpellé par deux policiers français et disparaît. On n’a jamais retrouvé son corps.
L’enquête montrera que l’enlèvement a été organisé en collaboration avec des truands français et plusieurs agents des services secrets marocains, dont le ministre de l’Intérieur lui-même le général Oufkir, et un certain Larbi Chtouki. Le procès qui se tient à Paris en 1966 les condamne à la réclusion criminelle à perpétuité, par contumace car ils sont repartis au Maroc. Le roi Hassan II refuse d’extrader les condamnés marocains.
En 2005, un nouveau juge d’instruction, Patrick Ramaël, avance et identifie cinq marocains impliqués dans l’enlèvement, Oufkir ayant été entretemps éxécuté. Le juge établit la véritable identité de Larbi Chtouki : il s’agit de Miloud Tounsi, un commissaire de police à la retraite. Il établit aussi que le Général Benslimane, actuel patron de la Gendarmerie marocaine, alors capitaine, a joué un rôle de coordination. Mais le Maroc du nouveau roi Mohamed VI ne répond pas non plus à la Commission Rogatoire Internationale, ni Tounsi aux convocations du juge.
Cinq mandats d’arrêt introuvables
Le 18 octobre 2007, voulant profiter d’un sommet politique France-Maroc pour faire avancer le dossier, le juge émet cinq mandats d’arrêt internationaux contre Miloud Tounsi, le général Benslimane et trois autres membres présumés du commando, comme le révèlent alors en exclusivité les JT de France 3
En 2007 le journaliste de France 3 auteur du reportage, Joseph Tual, apprend de ses sources l’imminence de ces mandats, et cherche à joindre les destinataires pour recueillir leur témoignage. Miloud Tounsi le rappelle et Joseph Tual le prévient que son reportage donnant l’information sur les mandats d’arrêt sera diffusé le 22 octobre.
Miloud Tounsi dépose plainte contre X pour violation du secret de l’instruction le mois suivant. Le but de la manœuvre serait de tenter de faire dessaisir du dossier ce juge opiniâtre. L’instruction de cette plainte, elle, est rapide : en février 2008 le parquet de Paris ouvre une information judiciaire pour violation du secret professionnel. Entendu en 2009, Maurice Buttin, l’avocat de la famille Ben Barka, reconnaît avoir informé le journaliste de France 3. Et malgré les réquisitions de non-lieu du Parquet de Lille, l’avocat est renvoyé devant le tribunal correctionnel.
Interpol ne traite pas les crimes politiques
Maître Buttin, âgé de 85 ans et qui ne s’occupe plus que de l’affaire Ben Barka, estime que la plainte qui le vise fait partie d’une stratégie globale de blocage de la vérité. Il rappelle que les fameux cinq mandats d’arrêt internationaux émis en 2007 n’ont pas été immédiatement émis par la justice française. Il a fallu d’abord attendre deux ans, et en octobre 2009, le Parquet de Paris a finalement décidé de les suspendre, au motif qu’Interpol demandait des «précisions» sur la nature, notamment politique, du crime visé par ces mandats. C’est toujours le cas aujourd’hui. A noter que dès 2009 Maître Buttin dénonçait publiquement sur France 3 «la suspension politique» de ces mandats d’arrêt.
Depuis, le plaignant Miloud Tounsi a été entendu au Maroc en décembre 2009 par le juge d’instruction et le procureur adjoint de Lille. Mais c’était pour l’interroger sur sa plainte contre Maître Buttin, pas sur l’affaire Ben Barka. Et quand le juge Ramaël (alors toujours en charge de l’instruction Ben Barka) a demandé à son collègue l’adresse de Tounsi pour tenter de l’interroger à son tour, celui-ci a répondu que l’adresse ne pouvait lui être communiquée…Aujourd’hui l’avocat de Miloud Tounsi, Me Philippe Clément, nous indique qu’il va défendre devant le Tribunal de Lille une nouvelle position : son client ne serait pas le vrai «Larbi Chtouki» !
Sept années perdues
Le juge Ramaël a depuis été muté à un autre poste, après avoir fait l’objet d’une enquête interne à la demande de la Garde des Sceaux Mme Alliot-Marie dès 2010, et été déféré devant le Conseil Supérieur de la magistrature pour «insuffisances professionnelles». Des griefs qu’en février 2013 le CSM n’a pas retenu..mais qui ont encore fait perdre beaucoup de temps à l’instruction, confiée à un nouveau juge.
Paradoxalement la tentative de faire condamner le vieil avocat de la famille devant le tribunal de Lille pourrait permettre de relancer l’intérêt pour une procédure enrayée, et aboutir à ce que la France diffuse enfin les mandats d’arrêt internationaux émis voilà déjà sept ans.
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