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Enlèvement du journaliste Olivier Dubois : qu'est-il reproché à l'armée française, mise en cause par plusieurs enquêtes ?

Selon une enquête menée par plusieurs médias français, des militaires de l'opération Barkhane ont tenté d'utiliser Olivier Dubois à son insu pour localiser un chef jihadiste.
Article rédigé par franceinfo
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Le journaliste français Olivier Dubois, pris en otage au Mali pendant près de deux ans, le 20 mars 2023, à l'aéroport de Vélizy-Villacoublay (Yvelines). (YVES HERMAN / AFP)

L'armée a-t-elle une part de responsabilité dans l'enlèvement d'Olivier Dubois ? Depuis le 20 mars, le journaliste français est libre, après voir été retenu en otage au Mali par un groupe jihadiste pendant 711 jours. Une enquête publiée mardi 16 mai par plusieurs médias français (Le Monde, Libération, RFI et TV5 Monde) révèle le rôle trouble de l'armée française dans le rapt d'Oliver Dubois

"Pendant un an et demi, nos quatre médias ont choisi de garder le silence sur le rôle de [l'opération] Barkhane le jour du rapt pour ne pas compromettre la sécurité de l'otage ou les négociations en vue de sa libération", précise Libération (article réservé aux abonnés). Maintenant qu'il est libre, les résultats de leurs investigations peuvent être publiés. Libération, Le Monde, RFI et TV5 Monde se sont notamment basés sur l'enquête ouverte le 5 mai 2021 et confiée en octobre 2022 à deux juges d'instruction du pôle antiterroriste du tribunal judiciaire de Paris. Franceinfo revient sur les principaux éléments de cette enquête.

Le journaliste utilisé pour localiser le chef jihadiste Abdallah Ag Albakaye

Olivier Dubois est enlevé le 8 avril 2021 à Gao, près de la capitale malienne, Bamako, par l'alliance jihadiste du Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans (GSIM), filiale d'Al-Qaïda au Sahel. Ce jour-là, le journaliste indépendant avait planifié une interview avec un chef du GSIM, Abdallah Ag Albakaye. "Le reporter, âgé de  48 ans,   pense avoir planifié cet entretien dans la plus grande discrétion, écrit Le Monde. Il est en réalité suivi depuis des mois par l'armée française".

Cette rencontre a été organisée par l'intermédiaire d'un fixeur, un jeune Touareg de 25 ans, que les médias ont nommé Kader pour préserver son anonymat. Cette source était également un indicateur du service de renseignement de la force française Barkhane, ce qu'Olivier Dubois savait, selon les enquêtes des quatre médias. " Ce que le reporter ignore, c'est que son fixeur tiendra les militaires français informés jusqu'au bout des détails de la rencontre prévue avec le chef djihadiste", poursuit Le Monde.

Sans en parler au journaliste, Kader informe les armées du projet d'interview d'Abdallah Ag Albakaye. A ce moment-là, les militaires envisagent d'utiliser cette prise de rendez-vous pour localiser le chef jihadiste, selon les quatre médias, qui ont eu accès à des documents judiciaires sur l'affaire. "Nous avons envisagé comment il [Kader] allait nous communiquer des informations lors de cette rencontre, l'objectif étant de pouvoir nous fournir la localisation du lieu de rencontre et la présence effective d'Abdallah Ag Albakaye", a confié le lieutenant qui suivait Kader lors de son audition par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), comme le rapportent les médias.

Des soupçons gardés secrets sur la réelle intention du chef jihadiste

Lorsque les armées apprennent qu'Abdallah Ag Albakaye accepte de s'entretenir avec Olivier Dubois, elles sont d'abord étonnées. L'homme est en effet décrit comme "extrêmement prudent" et "très peu mobile" par des militaires interrogés par la DGSI, toujours d'après les quatre médias. Son attitude surprend d'autant plus que l'émir accepte de repousser la date de l'interview, initialement planifiée le 5 avril 2021, à deux reprises, sur demande du journaliste.

Le 7 avril, la veille de l'interview, une réunion confidentielle est organisée à N'Djamena (Tchad), où se trouve le commandement de la force Barkhane. Un colonel de la force française souligne que les "derniers renseignements recueillis", notamment concernant le comportement inhabituellement conciliant du chef jihadiste, accréditent "l'hypothèse d'un enlèvement" à venir. L'armée renonce donc in extremis à profiter de l'occasion pour localiser Abdallah Ag Albakaye, et estime que le journaliste doit être prévenu.

Le lendemain, alors qu'Olivier Dubois est déjà dans l'avion en route pour Gao, le ministère des Affaires étrangères lui envoie un courriel : "la zone dans laquelle vous prévoyez de vous rendre est formellement déconseillée aux voyageurs pour des motifs détaillés sur notre site", est-il indiqué, sans plus de précision. Il lui est juste demandé de "reconsidérer le projet de déplacement". Interrogée sur le sujet lors d'un point presse mercredi 17 mai, la porte-parole du ministère des Affaires étrangères a simplement répondu qu' "une instruction judiciaire a été ouverte, confiée à deux juges d'instruction du pôle anti-terroriste".

Pas de moyens déployés pour protéger Olivier Dubois

A part cet e-mail, dont Olivier Dubois ne prendra pas connaissance, rien n'est mis en œuvre pour protéger le journaliste qui se jette dans la gueule du loup, selon l'enquête des quatre médias. D'après Le Monde, l'enquête de l'inspection générale des armées (IGA) publiée en septembre 2021 révélera que le commandant de la force Barkhane a bien suggéré à Joël Meyer, l'ambassadeur de France à Bamako, " dans la soirée du 7 avril, de conduire une manœuvre visant à empêcher le déplacement du journaliste à Gao, en s'appuyant éventuellement sur les services maliens". Mais le quotidien précise que "cette alerte ne donnera pas lieu à la concrétisation d'une manœuvre d'entrave", pour des raisons inconnues. 

"Quand vous avez une opération de renseignement qui est menée et (...) qu'on laisse l'opération se dérouler alors même qu'on a identifié un risque très élevé d'enlèvement (...) sans prévoir un dispositif pour empêcher que le pire ne survienne, oui, ça relève à l'évidence de manquements et de négligences", juge Arnaud Froger, responsable du bureau investigation de Reporters sans frontières (RSF), auprès de franceinfo.

Par ailleurs, l'IGA a conclu fin 2021 qu'il n'y avait "pas eu de faute personnelle au sein de la force Barkhane", mais que "la sensibilité du sujet n'a pas fait l'objet d'une prise en compte à un niveau suffisant permettant de conduire (...) une action dissuasive à l'encontre du journaliste". Contacté par franceinfo, l'état-major des armées a assuré ne pas vouloir faire de commentaires, ajoutant qu' "une instruction judiciaire [était] en cours"

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