Cet article date de plus de quatre ans.

Au Mali, l'accès aux latrines mobilise la population

Une étude montre qu'un programme d'assainissement qui implique des villageois maliens a permis de réduire de moitié la défécation à l'air libre. La chercheuse Habiba Djebbari revient sur le succès de ce programme dans The Conversation. 

Article rédigé par The Conversation - Habiba Djebbari
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Temps de lecture : 13min
Photo prise au Niger le 1er juillet 2014. (Teseum/flickr, CC BY-NC)

"L’assainissement est plus important que l’indépendance", déclarait Gandhi. Et pour cause : les sanitaires sont un gage de bonne santé, d’hygiène et de dignité. Dans les pays en voie de développement, leur accès est encore très limité, surtout dans les villages. 70 % de la population concernée habite dans les zones rurales des pays les plus pauvres.

En étudiant la région de Koulikoro au Mali, notre équipe de chercheurs (A. J. Pickering, H. Djebbari, C. Lopez, M. Coulibaly, M. L. Alzua) a établi les premières preuves scientifiques d’une amélioration de la croissance pondérale des enfants résultant de la mise en œuvre d’un programme d’assainissement. Nos travaux prouvent notamment que ce programme a réussi à réduire les retards de croissance chez les enfants en bas âge. L’analyse se base sur des mesures anthropomorphiques (taille et poids des enfants vis-à-vis de leur âge). Ce sont autant d’indicateurs de bonne santé et de bonne nutrition qui montrent que l’utilisation de toilettes, même rudimentaires, contribue à améliorer le bien-être des enfants. Pour ce travail, nous avons reçu le Best UNICEF Research Award 2015.

Enquête en terres inconnues

Enquêter sur un terrain étranger n’est jamais chose aisée. L’équipe est aussi constituée de chercheurs locaux organisés en think tank, facilitant entre autres les échanges avec les acteurs de terrain et le rendu de la recherche. Le programme lui-même est soutenu par l’UNICEF et mis en œuvre par le gouvernement du Mali au travers de son ministère de l’Environnement, de l’Assainissement et du Développement durable et facilité par des intervenants locaux.

Avant et après la mise en œuvre de l’intervention, les auteurs ont collecté des données sur les pratiques liées à l’utilisation des latrines et à la défécation en plein air. Pour ne pas biaiser les résultats, les auteurs ont préféré faire appel à des équipes locales. Un travail de formation à l’enquête et à l’observation a été mené pendant trois semaines. Pour complémenter les données d’enquête qui peuvent souffrir de biais de report, les enquêteurs ont réalisé des observations dans chaque latrine pour évaluer leur utilisation.

Enfin, il faut parfois faire face aux différents contextes et à l’instabilité de certains terrains étrangers. Au cours de l’enquête, les villages maliens situés au nord de la zone d’étude étaient proches de zones de guerre et les auteurs ont dû reporter leur collecte de données finale, qui s’est finalement réalisée 18 mois après l’intervention de sensibilisation.

Réunion de sensibilisation de la population dans un village de la région de Koulikouro, au Mali, 2009. 


 (Harandane Dicko/Unicef Mali)

Santé, sans toilettes ?

Une part considérable de la population malienne, surtout dans les zones rurales, n’a pas accès à des toilettes convenables et pratique encore la défécation à l’air libre. Cette pratique contamine les eaux et les sols et facilite la prolifération des bactéries et germes pathogènes. L’accès aux soins est limité, les soins eux-mêmes sont très coûteux et souvent inefficaces. Au Mali, plus d’un enfant sur huit meurt avant l’âge de cinq ans. L’amélioration des conditions de salubrité est indispensable pour prévenir les maladies. C’est pourquoi le gouvernement du Mali a fait de l’hygiène et de l’assainissement une de ses priorités.

Un problème trop souvent évacué

Cas d’école, le Mali n’en est pourtant pas un cas isolé. Dans beaucoup de pays en développement, l’accès aux latrines est un sujet sensible. L’enjeu a beau être de taille, il est trop souvent évacué des préoccupations. Entre tabous et dégoûts, beaucoup détournent le regard. De nombreux programmes internationaux s’en désintéressent, privilégiant l’éducation ou l’assurance-maladie, par exemple.

Parmi les programmes labellisés WASH (Water, sanitation and hygiene), le deuxième volet est souvent mis sous silence au profit des deux autres. Pour Gérard Payen, membre du conseil pour l’eau du Secrétaire général des Nations unies, "c’est une question taboue, surtout dans l’enceinte majestueuse des Nations unies où aucun représentant de pays n’a envie de raconter ses problèmes de toilettes et d’eaux usées". En plus d’être taboue, les approches choisies ne sont pas toujours efficaces. Pour l’être, elles requièrent une expertise et une adaptation aux réalités du terrain.

Comment assurer l’accès à des WC pour tous ?

Dans un article à paraître, les chercheures tentent d’expliquer pourquoi le programme d’assainissement malien a réussi à atteindre son objectif d’amélioration de la couverture sanitaire dans les zones rurales de Koulikoro quand de nombreux autres programmes ont failli. Le programme "Inde propre", programme phare du premier ministre Modi, lancé en 2014, consiste à fournir une aide à la construction de toilettes à travers le pays. Mais un nombre important d’installations ont été délaissées, parce qu’impraticables ou en inadéquation avec les croyances et habitudes communales.

Pour assurer un assainissement adéquat, différentes approches ont été testées, avec des succès mitigés. Certains programmes offrent des subventions pour que les individus se dotent de latrines. D’autres forment des maçons qui interviennent dans les villages pour construire les installations sanitaires. Dans le programme malien étudié, ce sont les populations elles-mêmes qui s’acquittent de cette tâche.

Les travailleurs sociaux réalisent une demi-journée de sensibilisation autour des problèmes sanitaires liés à la défécation à l’air libre et offrent des directives générales sur la conception de toilettes basiques (une condition nécessaire assurée par des toilettes basiques est la séparation des déchets pour prévenir la contamination). Dans l’étude, 18 mois après cette demi-journée d’intervention, les villageois sont deux fois plus nombreux à posséder et utiliser des toilettes privées en comparaison aux villages du groupe témoin, et la pratique de défécation à l’air libre a été réduite de moitié. Comment peut-on expliquer ce succès ?

Réunion de sensibilisation de la population dans un village de la région de Koulikouro, au Mali, 2009. 


 (Harandane Dicko/Unicef Mali)

Entre us, coutumes et nouvelles techniques

Il ne suffit pas de planter quelques latrines ici et là pour que les populations les utilisent. Dans certaines régions, les pratiques ou les croyances sont tenaces. Pour que les solutions apportées fonctionnent, il faut savoir s’adapter aux différents contextes. Dans l’Inde des moussons, par exemple, les co

nditions climatiques entravent l’adoption des latrines par les habitants, qui doivent les maintenir en état en les vidant fréquemment. De plus, selon certains préceptes hindous, faire ses besoins à l’intérieur des maisons est impur. Au-delà de la météo, les traditions ont la vie dure et entravent l’adoption de nouveaux comportements.

Une des particularités du programme au Mali est de partir de la communauté pour amorcer les changements. Au lieu de projets d’investissement en infrastructures sanitaires, les problèmes d’assainissement sont pensés dans et par la communauté. C’est une approche qui met en commun les apports de diverses disciplines (environnement, santé publique, sciences sociales) et qui inclut et implique les Maliens dans le processus de changement. Lors de la demi-journée de sensibilisation, beaucoup ont spontanément souhaité devenir propriétaires de leurs toilettes, un engagement qui s’est traduit dans les jours qui ont suivi par la construction de sanitaires par une majorité d’entre eux. L’enquête de suivi, 18 mois après l’intervention, souligne que cet engagement est gage d’utilisation et de soutenabilité.

L’installation de sanitaires n’a pas que des implications sur la santé. Disposer de toilettes préserve les individus en leur offrant intimité et dignité. Pour les femmes, ces enjeux acquièrent une toute autre dimension. Souvent restreintes dans leur liberté ou menacées dans leur intégrité, la question des toilettes induit celle de leur sécurité. Pour se protéger, les femmes partent en groupe faire leurs besoins. Dans certaines régions en Inde par exemple, les femmes sont contraintes par les normes sociales à rester au sein du domicile familial et c’est une de leurs rares occasions de socialisation. Ce n’est pas tout de savoir que leur situation sanitaire peut être améliorée, il faut aussi s’assurer de leur adhésion au changement de pratique.

Construction de latrines dans un village de la région de Koulikouro, au Mali, 2009. 


 (Harandane Dicko/Unicef Mali)

Pourquoi ce succès malien ?

L’étude compare les résultats obtenus entre villages cibles et non cibles. Dans les deux cas, les Maliens ne manquent pas d’information sur les risques relatifs au manque d’hygiène. Toutefois, le programme leur fait réaliser qu’installer ou rénover des latrines privées est faisable à faible coût et donc accessible à tous. Ainsi, ils sont plus nombreux à croire en leur capacité à trouver des solutions à faible coût, ce qui a une conséquence directe sur l’acquisition effective de toilettes privées. Son action ne s’arrête pas là. Pour le programme malien, la construction de toilettes n’est pas une fin en-soi, mais un moyen de créer des communautés sans défécation à l’air libre. Il agit aussi sur les normes sociales en matière de défécation, en stigmatisant la défécation à l’air libre, et en augmentant le coût porté par ceux qui ne les respectent pas.

En offrant un forum public pour discuter de ces questions sans tabou, le programme permet à tous d’avoir une meilleure connaissance de l’état sanitaire de leur village et de l’impact que leur choix a sur le bien-être des autres. Le problème classique du resquilleur est contrecarré par le changement de la norme sociale : plus il y a d’individus qui se saisissent de l’urgence à agir, plus la gratification de chacun au changement est grande. Ainsi, un petit changement dans les croyances peut faire basculer la norme au sein du groupe entier. Et c’est là l’objectif même de ce type de politique de "total sanitation" : que la totalité des villageois cesse de déféquer à l’air libre.

Latrines dans un village de la région de Koulikouro, au Mali, 2012. 


 (Salia Diallo, WASH Officer Sikasso/Unicef)

Des toilettes soutenables

L’enjeu de l’assainissement est de construire des systèmes pérennes et acceptés par la population. Non seulement il faut s’adapter aux conditions climatiques et culturelles, mais il faut aussi interroger le comportement des populations en réponse aux différentes solutions proposées. L’économie, dans son approche expérimentale, est d’une aide précieuse pour répondre à ces questions. En évaluant le problème à travers une approche interdisciplinaire où ingénieurs en environnement, spécialistes en santé publique et économistes se rencontrent, la problématique est mieux cernée, tant sur le papier que dans les faits.

Il reste maintenant à savoir si l’expérience malienne continue à porter ses fruits. C’est une des questions en suspens pour les chercheurs qui envisagent de retourner sur le terrain pour vérifier la soutenabilité de telles politiques. Pour eux, il est primordial que ces programmes montrent leur efficacité dans le temps car c’est en modifiant les pratiques et les usages des habitants que la santé et l’hygiène seront assurées. De telles actions ne peuvent avoir de répercussions sur le développement social et économique qu’à long terme. Que se passe-t-il alors, lorsque l’eau a coulé sous les ponts ?


Cet article a initialement été publié par le média en ligne « Dialogues économiques » de l’Aix-Marseille School of Economics (AMSE).The Conversation

Habiba Djebbari (AMSE), Enseignant-Chercheur en économie du développement et de la croissance, Aix-Marseille Université (AMU)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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