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Trois ans après sa révolution, pourquoi la Libye brûle-t-elle ?

Les combats opposant des milices régionales se sont intensifiés ces dernières semaines à Tripoli et Benghazi, mettant en lumière l'incapacité de l'état libyen à contrôler un pays désuni.

Article rédigé par Louis Boy
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Des flammes et la fumée se dégagent, le 29 juillet au matin, de l'incendie d'une citerne de carburant à Tripoli, causé la veille par des combats entre deux milices rivales pour le contrôle de l'aéroport voisin. Mardi soir, le feu n'était toujours pas maitrisé. (SABRI ELMHEDWI / MAXPPP)

"L’incendie est hors de contrôle" : le jugement de la compagnie pétrolière nationale, quant au feu qui ravage depuis dimanche une citerne de carburant proche de l’aéroport de Tripoli, pourrait s’appliquer à la situation de la Libye toute entière. A l’origine des flammes qui menacent la population et ont poussé le pays a demander l’aide internationale -, une roquette perdue à l’issue des combats qui ravagent depuis deux semaines l'aéroport de Tripoli.

Plus largement, c'est tout le pays qui voit s'opposer des milices régionales grossièrement regroupées en deux camps : d'un côté les islamistes, qui craignent de perdre leur pouvoir politique après l'élection de la nouvelle Chambre des représentants, le 25 juin ; de l'autre, des laïcs, emmenés par le général Haftar, qui prétendent "sauver" le pays des "terroristes". En tout, au moins 160 personnes, soldats et civils, seraient mortes dans les affrontements de ces dernières semaines à Tripoli et Benghazi. Alors que la France et d'autres pays occidentaux ont évacué leurs ressortissants ou s'apprêtent à le faire, une nouvelle guerre civile menace un pays où l'Etat n'est jamais parvenu à s'imposer depuis la chute du régime de Mouammar Kadhafi en 2011. Mais pourquoi cet échec ?

Parce que la Libye n'est pas unie et ne l'a jamais été

Si la Libye menace aujourd'hui de se morceler, c'est que son union n'a jamais été solide. "La Libye est un pays avec une identité nationale très jeune" rappelle à francetv info Patrick Haimzadeh, ancien diplomate français à Tripoli et auteur d'Au coeur de la Libye de Kadhafi. Indépendante de l'Italie en 1951, la jeune nation n'a pas le temps de se créer une histoire commune qu'elle tombe, dix-huit ans plus tard, sous la coupe de colonel Kadhafi. "Cette identité s'est construite pendant 42 ans autour de sa personnalité". Aujourd'hui, trois ans après sa mort, c'est un pays fractionné qui est menacé par la guerre civile. 

"En Libye, l'identité primaire n'est pas l'identité nationale. Pendant la guerre, les gens se sont battus avec leur village, avec leur tribu, ou ils se regroupaient sur des identités religieuses." Si tous les groupes qui s'affrontent aujourd'hui étaient dans le même camp en 2011, celui des insurgés, l'unité n'était que de circonstance pour Patrick Haimzadeh. "Le seul objectif commun qui les liait tous, c'était le départ de Kadhafi."

Depuis la chute du régime, "les 'vainqueurs' de la guerre de 2011 cherchent à transformer leur poids militaire et leur 'légitimité' révolutionnaire en capital économique et politique" explique l'ancien diplomate, dans un article pour le site Orient XXI. Les ports, les bases militaires ou encore les champs de pétrole sont devenus des objectifs prisés. Pas étonnant, donc, qu'ils soient au coeur des affrontements de ces dernières semaines. Ainsi, à la libération de Tripoli, la milice de Zintan, une petite ville au sud-est de la capitale, a pris le contrôle de l'aéroport et l'a gardé jusqu'à aujourd'hui. Il est devenu depuis deux semaines le théâtre des plus violents affrontements du pays, les Zintani devant faire face aux assauts d'une autre force armée locale, la milice islamiste de Misrata.

Parce que la faiblesse de l'Etat a renforcé les milices

Si les milices sont aujourd'hui capables de prendre le contrôle d'infrastructures voire de régions entières, c'est que l'Etat libyen n'a pas su installer son pouvoir sur le pays. "Quel pouvoir ?, ironise Patrick Haimzadeh. Quelques chefs ont émergé, chacun disposant de sa propre légitimité locale, mais personne ne s'est imposé au niveau national."

Pour le site américain Slate, ce vide au coeur de l'Etat libyen est la conséquence de la paranoïa de feu Mouammar Kadhafi : "Une armée puissante avec un commandement structuré aurait pu le mettre en situation d'être - comme Hosni Moubarak en Egypte - poussé dehors par les généraux face au mécontentement populaire." Le nouvel Etat libyen a hérite, à la chute du Guide suprême, d'une armée à l'organisation "militairement absurde", dont les soldats étaient trop peu nombreux et trop mal entraînés pour se servir de l'imposant équipement militaire acheté par le régime.

Un équipement qui fait aujourd'hui en partie le bonheur des milices (ainsi que de nombreux groupes jihadistes de la région, notamment au Mali), qui ont pris le contrôle de nombreuses infrastructures dans le chaos de la libération du pays. Incapable d'assurer seul la sécurité sur tout le territoire avec sa seule armée régulière, Tripoli s'est tourné vers ces milices pour le suppléer, leur offrant financement et légitimité. Elles sont aujourd'hui encore payées par l'Etat et ont le statut de forces de sécurité officielles, raconte le site Al Jazeera, même si un analyste politique américano-libyen interrogé dans l'article estime que la nouvelle Chambre des représentants devrait mettre fin à cette pratique. 

Parce qu'un général anti-islamistes a mis le feu aux poudres

A cet affrontement généralisé s'ajoute depuis le printemps une nouvelle ligne de fracture entre les partisans de Khalifa Haftar et ses opposants. Cet ancien général de l'armée de Kadhafi, passé ensuite dans l'opposition, se présente comme le Commandeur national de l'armée régulière libyenne, dont il a réussi à rallier une partie des troupes et notamment l'armée de l'air. Depuis le 14 février dernier, il a officiellement déclaré vouloir mettre en place "une nouvelle feuille de route" pour "porter secours" à la Libye, et lancé une opération pour combattre les milices islamistes dans l'est du pays.

Si ses détracteurs le soupçonnent de préparer un coup d'Etat, son objectif déclaré est d'éradiquer "les terroristes et les extrémistes". Une catégorie qui inclut selon lui non seulement les islamistes d'Ansar al-Charia, que Washington, notamment, reconnaît comme une organisation terroriste, mais aussi les Frères musulmans. La branche libyenne du parti est doublement menacée, puisqu'elle aurait subi une lourde défaite lors des élections législatives qui se sont tenues le 25 juin. Elle craint, selon le Guardian (en anglais), d'être dissoute comme elle l'a été en Egypte.

A Benghazi, les combats opposent actuellement les force d'Haftar à celle d'Ansar al-Charia. Et l'autre foyer de combat, à Tripoli, oppose la milice de Zintar, alliée de Haftar, à celle de Misrata, proche des Frères musulmans, qui cette fois ont mené l'offensive.

Pour l'ancien diplomate Patrick Haimzadeh, Hiftar est le premier responsable de ces troubles : "Les islamistes étaient du côté du processus de construction étatique. Ce n’est pas eux qui ont pris l’initiative de la reprise des combats. Ensuite, ils jouent leur carte comme tout le monde." En effet, ils ne font pas que se défendre : ils sont soupçonnés d'avoir commandité un attentat suicide auquel Khalifa Haftar a échappé, le 4 juin. Mardi 29 juillet, l'attaque d'un "groupe terroriste" contre une base des forces spéciale libyennes a fait au moins 30 morts, selon le porte-parole de ces dernières. Elles ont reçu le soutien du général Haftar.

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