Printemps arabe : l'islamisme n'est pas forcément l'ennemi de la démocratie
Instauration de la charia en Libye après la mort de Mouammar Kadhafi, victoire du parti islamiste Ennahda aux premières élections libres en Tunisie… L'Occident s'inquiète, mais est-ce bien grave, si le printemps arabe vire révolution islamiste ?
Printemps arabe ou révolution islamiste ? Mardi 26 octobre, les premiers résultats donnent Ennahda, parti islamiste tunisien modéré, en tête pour l'élection de l’assemblée constituante tunisienne, le premier scrutin libre de l'histoire du pays.
La veille, les nouveaux leaders libyens du Conseil national de transition (CNT) ont annoncé que la charia, la loi islamique, constituerait la source de la nouvelle législation.
Dans ces pays fraîchement libérés de leurs dictatures, le chemin de la démocratie passe par la case religion et provoque l’inquiétude des Occidentaux.
L'instauration d'une république islamique en Iran à la suite du renversement du régime du Shah en 1979, puis la prise du pouvoir par les Talibans en 1994 d'un Afghanistan usé par plus de dix ans d'invasion soviétique, ont montré que les révolutions en terre d'Islam n'étaient pas sans risque de repli fondamentaliste.
Qu'en est-il des pays du printemps arabe ? Petit tour des idées reçues.
• L'islamisme est incompatible avec la démocratie
Encore faut-il savoir ce qu'est un parti islamiste. "Le mot islamisme peut désigner des courants conservateurs, réformistes, comme des courants radicaux profondément antidémocratiques. Il désigne des réalités très différentes", explique Vincent Geisser, politologue, chargé de recherche au CNRS et spécialiste du monde arabo-musulman.
Traditionnellement, on distingue trois types d’islamismes politiques :
1. Le plus radical, issu en partie du courant salafiste, rejette la démocratie, vécue comme une importation occidentale. C'est le cas de l'Arabie saoudite qui, si elle soigne ses relations diplomatiques avec l'Occident, refuse d'en appliquer le modèle.
2. La seconde considère qu’il faut adapter le fonctionnement démocratique aux valeurs portées par la religion musulmane, afin de répondre aux problèmes économiques et sociétaux propres aux pays concernés. Longtemps, Ennahda a défendu cette position.
3. Enfin, le dernier groupe considère que le pluralisme et l’alternance constituent un modèle de société déjà adapté aux sociétés musulmanes. Au sein du parti islamiste tunisien, ces deux derniers courants se côtoient.
"Les partis sont démocratiques tant qu'ils acceptent l'alternance, le multipartisme et qu'ils ne mettent pas en cause les droits fondamentaux et les libertés publiques", explique Jean-Philippe Bras, ancien directeur de l'Institut d'études de l'Islam et des sociétés du monde musulman et professeur de droit public à l'université de Rouen.
• On ne peut pas être laïque et musulman
C'est pourtant le cas de la Turquie. Laïque, elle est dirigée par le parti islamiste AKP. Le leader d'Ennahda, Rached Ghannouchi, revendique d'ailleurs une proximité avec le parti du président Erdogan. Pour Jean-Philippe Bras, l'annonce relève plus de l'effet d'aubaine que d'une similitude politique réelle : "Au niveau économique et politique, la Turquie est vue comme un modèle pour nombre de pays. Mais partout ailleurs dans le monde musulman, on ne veut pas entendre parler de laïcité."
Le concept, cher à la France, ne prend pas de l'autre côté de la Méditerranée. "Le mot 'laïcité', souvent perçu comme synonyme d’athéisme, est mal vu dans le monde musulman, explique Vincent Geisser. Au Maghreb, beaucoup de modérés, de centristes ou de libéraux estiment que l’islam doit rester inscrit comme la religion d'Etat dans la Constitution, alors qu'ils n'appartiennent pas à la mouvance islamiste. Les partis laïques ont d'ailleurs fait de mauvais résultats."
Pour preuve, le Pôle démocratique, qui regroupe des partis tunisiens ouvertement laïques, étaint donné à la sixième place dans les sondages effectués avant le début de la campagne électorale.
Derrière l'islamisation de sa société, la Tunisie témoigne de son désir de retour à l'ordre. "Les islamistes se présentent comme un parti qui va restaurer l’ordre après la révolution, en tombant parfois dans le populisme, explique Vincent Geisser. Leur succès indique plus une révolution concervatrice qu’un grand soir islamiste."
• La charia est forcément antidémocratique
Fondée sur l'interprétation du Coran, la charia, la loi islamique, n'a aucune existence écrite. Son application se révèle donc variable d'un pays à l'autre. En Libye, sa promulgation par le nouveau régime du CNT a entraîné l'abrogation de la loi autorisant le divorce et limitant le nombre d'épouses. Ses applications concernent surtout des aspects pratiques de la vie quotidienne, mais peut se traduire par une atteinte aux droits, notamment ceux des femmes.
Une situation inimaginable en Tunisie, relèvent les experts. Au cours de la campagne, les leaders d’Ennahda ont d'ailleurs martelé qu'ils ne l'appliqueraient pas. Pourquoi ? "Parce qu'au Maghreb, les partis islamistes sont conscients qu'appliquer la charia n’aurait pas d’effets décisifs, note Jean-Philippe Bras. En revanche, cela compliquerait grandement l'élaboration de coalitions et provoquerait de vives réactions de la communauté internationale."
• Un parti islamiste ne peut pas noyauter la démocratie
Pour s'assurer du soutien de la population, le parti islamiste a par ailleurs promis qu'il ne toucherait pas au code du statut personnel, inscrit dans la Constitution depuis 1956. Ce texte fondateur témoigne notamment d'un statut moderne pour la femme et la famille.
Cependant, "une partie des Tunisiens et surtout des Tunisiennes craint que le parti ne détourne la Constitution par la charia, en proposant par exemple des aménagements à la loi sur l’avortement", signale Vincent Geisser.
Arrivé en tête, Ennahda devra rassembler autour de lui une large coalition. Dès lundi 24 octobre, au lendemain du scrutin, il s'est dit ouvert à tous les partis "sans exception" pour former une "alliance politique stable", y compris avec les partis laïques.
Fort d'un nombre de sièges estimé à 60 sur 217, le parti islamiste modéré "devra compter avec les autres composantes de la société tunisienne", relève Jean-Philippe Bras. "Il y aura donc des garde-fous, même s'il faut attendre de voir comment les forces en présence vont s'organiser dans les jours qui viennent."
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