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Fonctionnaires fantômes: un boulet dont l’Afrique peine à se débarrasser
Ils sont plusieurs dizaines de milliers à profiter d’un système de gestion approximatif et archaïque. Chaque année, les fonctionnaires fantômes coûtent des dizaines de milliards aux Etats africains. L’Ivoirien Wozanhou Benjamin YEO connaît bien la question. Il explique à Géopolis comment ces individus ont fait de l’administration publique africaine leur vache à lait.
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C’est le principal pourvoyeur d’emplois dans la plupart des pays africains. C’est aussi la vache à lait pour des milliers de citoyens communément appelés fonctionnaires fictifs ou fonctionnaires fantômes, explique Wozanhou Benjamin YEO.
«Le fonctionnaire fictif ou fonctionnaire fantôme, le mot veut dire la même chose. Ce sont des personnes qui perçoivent des salaires de la part de l’Etat sans être fonctionnaires. Elles n’ont pas été recrutées officiellement, mais elles ont un numéro de matricule dans la fonction publique. Ces personnes sont soit à la retraite, soit décédées. Certaines ont déserté leurs postes ou ont démissionné, mais continuent de percevoir leurs salaires».
Le Cameroun et le Tchad dans le peloton de tête
Dans le peloton de tête des pays rongés par ces fantômes, Wozanhou Benjamin YEO cite le Tchad, le Burkina Faso et surtout le Cameroun qui bat tous les records.
«Au Cameroun, 10% des fonctionnaires sont fictifs ou fantômes. Quand on observe le manque de volonté politique sur la question, on se demande si les autorités publiques ne font pas exprès. Si ce n’est pas une manière pour les autorités de détourner des fonds publics», s’interroge t-il.
En août 2016, l’Ouganda a privé de salaire plus de 5.500 fonctionnaires fantômes, soupçonnés d’être payés alors qu’ils ne travaillaient pas. Des enquêtes sont en cours. Le gouvernement s’est lancé dans un programme d’assainissement de la fonction publique qui compte quelques 300.000 employés.
Peu de pays africains sont épargnés par ce phénomène que Wozanhou Benjamin YEO attribue à la corruption qui gangrène l’administration publique mais aussi à la conception que le citoyen africain se fait de l’Etat. Y compris les élites politiques.
«L’Africain n’a pas de sens exact du service public, de l’intérêt général. Dans son entendement, ce qui appartient à l’Etat n’appartient à personne et on peut en jouir à volonté dès que l’occasion se présente. Donc, dès l’instant qu’on a la possibilité d’y accéder de part la position qu’on occupe, par le pouvoir de signature, alors on en jouit à volonté.»
Une administration publique totalement archaïque
Wozanhou Benjamin YEO décrit à Géopolis une administration africaine gérée de façon archaïque et difficile à contrôler. Avec des complicités à tous les étages qui font prospérer le phénomène des fonctionnaires fantômes.
«Tout cela ne peut exister que par la complicité des agents chargés de la gestion du personnel et leurs supérieurs hiérarchiques. Ils ont mis au point des stratégies de corruption pour faire percevoir de l’argent à des personnes qui ne travaillent pas et dont le supérieur hiérarchique peut couvrir l’absence. Les numéros de matricule de personnes décédées se retrouvent ainsi attribués à des personnes fictives avec noms et comptes sur lesquels les salaires sont virés.»
Il y a un divorce entre le citoyen africain et l’élite politique. Il n’a pas confiance en l’Etat, témoigne Wozanhou Benjamin YEO. Et pour illustrer ses propos, il explique comment les gens n’hésitent pas à soudoyer les organisateurs du concours d’accès à la fonction publique dont les bénéficiaires sont généralement issus de parents bien placés dans l’administration et dans la société.
Du coup, celui qui n’est pas considéré comme faisant partie de cet environnement politique ou administratif, dès qu’il a la possibilité d’user de la corruption pour accéder à la fonction publique, il le fait.
«Dans la plupart de ces pays, la fonction publique est le premier pourvoyeur d’emplois. C’est vers la fonction publique que tous les étudiants se dirigent pour chercher leurs premiers emplois. On peut y être payé sans travailler effectivement. Les fonctionnaires sont perçus comme ceux qui sont payés pour ne pas travailler.»
Des réformes en trompe-l’œil
Le problème, constate Wozanhou Benjamin YEO, c’est que les Etats africains n’ont vraiment jamais pris le problème à bras le corps. La plupart des pays concernés annoncent régulièrement des réformes de l’administration publique sans lendemain. Pourtant, des solutions existent, à condition qu’il y ait une volonté politique, affirme-t-il.
Et il donne l’exemple de la Côte d’Ivoire. Ce pays a dénombré près de 2300 fonctionnaires fictifs en 2015. Il a donc mis en place «le système intégré de gestion des fonctionnaires et agents de l’Etat». Le système permet de gérer en temps réel, la situation administrative de tous les fonctionnaires ivoiriens.
«C’est un système qui est révolutionnaire dans la mesure où il permet de gérer toutes les administrations, tous les ministères, la fonction publique et le trésor compris dans une base de données unique. Ce qui n’était pas le cas auparavant. Il existe donc aujourd’hui un fichier unique de référence qui englobe les services chargés de gérer et de payer le personnel. Et chaque mois, c’est la fonction publique qui donne l’autorisation de faire les paiements. Grâce à ce système, le gouvernement a pu économiser 40 milliards de Francs CFA sur la masse salariale de l'année 2015.»
D’autres pays comme le Tchad expérimentent le recensement biométrique de ses fonctionnaires. Il s’agit d’identifier les agents à partir de leurs photos et l’empreinte digitale qu’ils apposent sur un scanner informatisé.
Malgré ce contrôlé lancé il y a trois ans, les autorités ont dénombré en 2016 quelques 10.000 fonctionnaires fantômes payés par le contribuable tchadien. C’est 12% des travailleurs du secteur public.
L’informatisation, la priorité des priorités
Pour Wozanhou Benjamin YEO, l’informatisation de l’administration publique en Afrique doit être considérée comme la priorité des priorités.
«Aujourd’hui, la modernisation de l’administration ne peut pas se passer de l’informatisation. Dès l’instant où les dossiers sont traités manuellement, il est facile de falsifier la signature d’un ministre ou d’un directeur général. Et donc de percevoir des salaires indus. Ce qui n’est pas faisable quand tout se fait de manière électronique. Il est vrai que la question de la sécurisation des données va se poser. Il faut donc former des experts dans le domaine de la numérisation.»
Wozanhou Benjamin YEO recommande enfin aux Etats africains de repenser le vieux statut général de la fonction publique pour l’adapter à la situation actuelle et notamment au phénomène de fonctionnaires fantômes.
«Il faut des textes réglementaires qui soient explicites sur la question. Il faut que les fonctionnaires soient informés des sanctions et les peines qu’ils encourent.»
Cela peut contribuer grandement à freiner le phénomène, estime-t-il.
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