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Rapprochement Qatar-Egypte : al-Jazeera, victime collatérale?

Voilà un an, jour pour jour, que trois journalistes d'al-Jazeera sont incarcérés en Egypte. Il y a une semaine, la chaîne fermait son antenne égyptienne. Une décision qui semble hautement diplomatique, alors que le Qatar se rapproche du Caire face à la menace que constitue le groupe terroriste Etat islamique.
Article rédigé par Valentin Graff
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Protestations contre l'emprisonnement de trois journalistes d'Al Jazeera, le 25 septembre à New York. (THOS ROBINSON / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP)

La chaîne d’information qatarie al-Jazeera a annoncé le 22 décembre 2014, la fermeture de son antenne Mubasher Misr («l’Egypte en direct») dédiée à l’actualité égyptienne. Voilà bientôt 16 mois qu’elle était diffusée depuis le Qatar, suite à l'arrêté d’une cour de justice cairote en septembre 2013, qui l’excluait du territoire égyptien. Elle reprendra son activité au sein d’une nouvelle chaîne, al-Jazeera Mubasher al-‘Amma («Le direct général»), dont la création a été annoncée le même jour, lorsqu’elle obtiendra «les permis nécessaires» à son retour en Egypte.


Pourquoi al-Jazeera a-t-elle pris cette décision ?
La chaîne faisait face à une pression croissante de la part de l’Egypte. Trois de ses journalistes – l’Australien Peter Greste et les Egyptiens Mohamed Fahmy et Baher Mohamed – sont retenus depuis bientôt un an, accusés, comme al-Jazeera en général, de colporter de fausses informations et de soutenir une «organisation terroriste», en l'occurence celle des Frères musulmans.

A l’origine, une couverture favorable à l’ex-président égyptien Mohamed Morsi, suite à son éviction du pouvoir par l’armée, le 3 juillet 2013. Il venait tout juste de passer le cap des douze mois passés à la tête de l'Etat. Issu des Frères musulmans, durement réprimés par le pouvoir militaire de transition, Mohamed Morsi est emprisonné sous le coup de nombreux chefs d’accusation.

Le Qatar avait alors pris fait et cause pour le président déchu en dépit de l’aversion qu’il suscitait chez une partie des Egyptiens. Lesquels appuyaient le gouvernement de transition et son homme fort, le maréchal Abdel Fattah al-Sissi. Al-Jazeera, relais médiatique, incarnait donc la position qatarie. A l'époque, le nouveau pouvoir égyptien avait réagi : une décision de justice de septembre 2013 avait interdit à la chaîne d’émettre en Egypte. Mais al-Jazeera, chaîne satellitaire, a continué d’émettre.

Quant aux trois journalistes arrêtés le 29 décembre 2013 puis condamnés en juin 2014 à des peines de prison allant de sept à dix ans, ils ont fait appel et devraient repasser devant les tribunaux dès le 1er janvier 2015. Le président al-Sissi a indiqué, lors d’une interview à France 24 en novembre 2014, que des discussions étaient en cours concernant une éventuelle grâce présidentielle.

Face à cette situation, la chaîne a progressivement adouci son propos, désignant al-Sissi comme «son excellence le président», alors qu’elle se contentait jusque-là du «premier président à être élu après le coup d’Etat». Puis elle a annoncé l’arrêt de Mubasher Misr (voir l'annonce dans la vidéo ci-dessous, en arabe).


Le Qatar est-il étranger à cette interruption ?
Les inquiétudes régionales quant à l’expansion du groupe terroriste Etat islamique ont conduit le Qatar à mener une politique d’apaisement vis-à-vis du Caire. En plus de soutenir ouvertement les Frères musulmans via les canaux diplomatiques conventionnels et al-Jazeera, Doha avait accueilli nombre de Frères musulmans en quête d’une terre d’exil. Marche arrière, puisque le petit émirat en a prié sept de quitter son territoire à la mi-septembre 2014. Un geste diplomatique à destination non seulement de l’Egypte, mais aussi de l’Arabie Saoudite, du Bahreïn et des Emirats-Arabes-Unis, qui avaient rappelé leurs ambassadeurs respectifs en signe de protestation.
 
En décembre 2014, la «détente» est devenue encore plus sensible. Le 9, le Qatar a appelé de ses vœux une «Egypte forte», lors de la première réunion du Conseil de coopération du Golfe depuis des mois, qui s’est tenue sur son sol. Le 20 décembre, c’est au Caire qu’un de ses représentants rencontrait le président al-Sissi, une première également.

L’annonce d’al-Jazeera intervient donc à un moment clé pour le Qatar. Bien qu’al-Anstey, le chef du service anglophone de la chaîne, ait rappelé début décembre que la galaxie al-Jazeera est censée être indépendante du pouvoir qatari, l’arrêt de la diffusion de l’antenne égyptienne s’inscrit clairement dans la stratégie de Doha.

Quelles conséquences aura l’arrêt de «Mubasher Misr» ?
L’effet sur l’image d’al-Jazeera pourrait être catastrophique. Longtemps saluée comme l’une des rares sources d’information objectives du monde arabe, la chaîne a confirmé les soupçons de ses détracteurs, qui doutent depuis longtemps de son indépendance vis-à-vis du pouvoir qatari. Par effet de domino, son renoncement jette aussi le discrédit a posteriori sur sa campagne médiatique agressive menée lorsque l’armée a fait chuter Mohamed Morsi. Car si la démarche a pu sembler subjective et trop à charge, la chaîne n’avait pas tort sur le fond : Morsi, légitimement élu, a bien été victime d’un coup d’Etat.

Avec la nouvelle année, vient le temps d'un nouveau procès pour les trois journalistes sous les verrous. Leur enfermement a-t-il finalement décidé le Qatar à se rapprocher du Caire ? Reste à confirmer, à partir du 1er janvier 2015, que l'arrêt de Mubasher Misr permettra bien à ses anciens reporters de recouvrer leur liberté.

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