Quatre ans après la révolution, où va l’Egypte?
Les images, tournées le 24 janvier 2014 près de la place Tahrir au Caire, ont fait le tour du monde : on y voit Shaïmaa al-Sabbagh, 34 ans, militante de gauche, tuée par un tir de chevrotine lors de heurts avec la police au cours d’un rassemblement commémorant la révolte de 2011. La jeune femme est relevée et emmenée par son mari, au milieu de l’apparente indifférence des passants.
«Comment l’Egypte, habituellement pacifique, en est-elle arrivée à ce climat de guerre civile ?», se sont interrogés public et participants du débat organisé à l’IMA. «La population vit dans une peur existentielle engendrée, entre 2011 et 2013, par les débats constitutionnels autour de la religion: les islamistes craignaient alors une destruction des lois religieuses, les séculaires une emprise de la religion sur la société. Chaque partie redoutant une remise en cause de sa façon d’être», a analysé, lors du débat à l’IMA, l’universitaire Bernard Rougier, directeur du Centre d’études économiques, juridiques et sociales au Caire. Les fuites concernant les discussions à l’Assemblée constituante, propagées par les médias, notamment les télévisions, nourrissaient alors les rumeurs les plus folles.
Lors du référendum sur la Constitution de l’islamiste Mohamed Morsi (premier président démocratiquement élu en Egypte) en décembre 2012, les séculaires ont ainsi eu «l’impression qu’on s’acheminait vers la fin de l’Egypte telle qu’ils l’avaient toujours connue», constate Bernard Rougier. Impression notamment renforcée par le fait qu’on donnait à un conseil de religieux la possibilité de contrôler les lois.
Résultat : «Les cassures de la période 2011-2013 ont entraîné un effondrement de la base morale de la société égyptienne. Ce qui peut expliquer, face à l’actuelle répression, l’absence de réaction d’une partie de l’opinion. Laquelle est prête à accepter un certain degré de violences car elle se sent vulnérable», a poursuivi l’universitaire. Parmi les soutiens du nouveau régime : les révolutionnaires de 2011, les nostalgiques du régime de Moubarak et les coptes (chrétiens).
«Probables crimes contre l’humanité»
Après le coup d’Etat du 3 juillet 2013, Mohamed Morsi et la confrérie des Frères musulmans ont été criminalisés, traités d’agents de l’étranger, notamment du Hamas et du Qatar, par le régime de Abdel Fattah al-Sissi qui joue sur la corde nationaliste. Ils sont donc concernés au premier chef par l’implacable répression dénoncée par des organisations de défense des droits de l’Homme. Laquelle répression touche donc aussi la gauche.
Selon Stéphane Lacroix, professeur associé à Sciences Po, au moins 2000 islamistes ont été tués depuis le renversement de Mohamedi Morsi, le 3 juillet 2013. Le 14 août 2013, les forces de l’ordre ont ouvert le feu sur des foules de manifestants sur les places RabaaaAl-Adhawiya et Nahda au Caire, tuant au moins 700 personnes. Human Rights Watch parle à ce propos, dans un rapport, de «probables crimes contre l’humanité».
Dans ce contexte, le nouveau régime «s’est construit contre l’islam politique, menant ainsi une politique très différente de celle de Moubarak avec qui les Frères avaient un statut légal. Il a fermé leurs réseaux d’entraide sociale notamment les hôpitaux et les dispensaires, avant de les rouvrir avec d’autres personnes à leur tête», a expliqué Stéphane Rougier.
Sissi entend rétablir l’autorité de l’Etat sans pour autant reproduire l’ancien système de Moubarak. L’armée a ainsi pris «appui sur la contestation pour mettre un terme à l’hypertrophie de la police – plus d’un million de fonctionnaires dans les années 2000 – et rétablir son autorité politique», explique le livre L’Egypte en révolutions (PUF), présenté lors du colloque de l’IMA.
«Eviter une lecture trop partielle des événements»
Dans le même temps, le nouveau dirigeant a eu l’habileté politique de s’appuyer sur le parti… salafiste al-Nour. Lequel a ainsi siégé au sein de la commission qui a remanié la Constitution de 2012. Un moyen d’étendre le pouvoir du maréchal au champ religieux, comme l'a montré son discours prononcé à l’université al-Azhar le 28 décembre 2014. Discours où il expliquait qu’il fallait «révolutionner notre religion». Propos qui peuvent sembler très iconoclaste à des oreilles occidentales…
Le pouvoir a donc réussi à diviser le camp islamiste. Il «a gagné le combat médiatique» contre les Frères, constate Stéphane Lacroix. Les manifestations que ceux-ci continuent à organiser tous les vendredis, sont systématiquement passées sous silence par la presse. Les islamistes, qui dans le passé avaient plus ou moins réussi à s’entendre avec les régimes successifs, entendent ainsi maintenir la pression pour obtenir un pacte politique avec Sissi. En vain jusque-là.
Conséquence : certaines figures «fréristes» se sont exilés au Qatar. Mais désormais, ce pays ne souhaite plus leur présence sur son sol. «Dans ce contexte, plusieurs milliers d’entre eux sont partis à Istanbul en Turquie où ils sont soutenus par le président Erdogan pour des raisons idéologiques», précise l’universitaire.
Résultat : face à un «bloc islamiste fracturé, un Sissi soutenu par l’Arabie et des salafistes, il faut éviter une lecture trop partielle des évènements. Laquelle réduit la situation à des affrontements entre les camps islamiste et séculaire», a souligné Gilles Kepel, professeur à Sciences Po et spécialiste reconnu de l’islam, qui dirigeait le débat à l’IMA.
Les problèmes socio-économiques négligés
Ces curieux rapprochements ne sont pas les seuls. Morsi et les islamistes au pouvoir ont tenté de s’allier avec l’armée et de la police. Tout en s’entendant avec certains milieux d’affaires qu’«ils percevaient (pourtant, NDLR) comme un des nerfs centraux de la contre-révolution», note l’ouvrage L’Egypte en révolutions. «Contraints par la nécessité économique de renflouer les caisses de l’Etat, les Frères encouragèrent ainsi une politique libérale de séduction des investisseurs», poursuit la même source. Quitte à résoudre certaines affaires judicaires touchant ces derniers...
Ce faisant, les islamistes, historiquement parti de classes moyennes, ont négligé la situation socio-économique des milieux ruraux du sud de l’Egypte, très pauvres, base de leur électorat. Pourtant, en 2011, un sondage danois, cité au cours du colloque, avait montré que 80 % des personnes interrogées plaçaient le chômage et l’inflation au premier rang de leurs préoccupations. Donc loin des problèmes religieux et identitaires. «Les stratégies d’alliances des Frères n’ont pas fonctionné et ils n’ont pas su gérer la situation sociale», constate Gilles Kepel.
Et ce alors que l’Egypte, endettée, s’enfonçait dans la crise économique. En 2014, le tourisme, pilier de son économie, avec les hydrocarbures, les revenus du canal de Suez et les revenus des émigrés, atteignait 40% de son niveau de 2011…
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