Canal, Netflix, StarTimes... Pourquoi se ruent-ils tous vers Nollywood ?
Canal, Netflix, StarTimes achètent ou s'attèlent à produire des contenus nollywodiens, à savoir ces films "made in Nigeria" plébiscités en Afrique subsaharienne. L'universitaire italien Alessandro Jedlowski décrypte cette conquête des écrans africains.
Français, Chinois ou encore Américain, ils sont tous sur les rangs ! Nollywood, nom générique donné à la production audiovisuelle nigériane, attire les investisseurs étrangers. En juillet 2019, le groupe français Canal+ annonçait l’acquisition "des activités de production, de distribution de contenus et d’édition de chaînes" de la société nigériane Iroko Partners. La société n’est autre que l’éditeur d’Iroko TV, baptisé le "netflix africain", la plateforme de streaming dédiée à la production nigériane créée par le Nigérian Jason Njoku.
Quelques jours plus tôt, le cinéaste nigérian Kunle Afoloyan annonçait que Netflix avait fait l'acquisition des droits de son dernier film, Mokalik, ainsi que d'autres productions qu'il a réalisées. En 2018, le géant américain de la VOD avait fait l'achat de son premier film nigérian, Lionheart, la première réalisation de l'une des grandes stars de Nollywood, Geneviève Nnaji. Quels sont les enjeux de ces grandes manoeuvres ? Réponse avec Alessandro Jedlowski, de l’Université libre de Bruxelles, qui analyse depuis une decennie les évolutions du cinéma nigérian.
Franceinfo Afrique : Canal +, Netflix ou encore StarTimes ont les yeux tournés vers Nollywood, surnom donné à la production audiovisuelle nigériane. Cette industrie est-elle devenue la voie royale pour conquérir les spectateurs africains ?
Alessandro Jedlowski : La course des investisseurs vers Hollywood s’est engagée depuis le milieu des années 2000. L’industrie audiovisuelle nigériane a commencé à attirer des investisseurs internationaux parce qu’il était évident qu’elle produisait des films qui plaisaient au public africain, d'abord aux Nigérians eux-mêmes et plus largement à un public anglophone mais aussi francophone. Ce dernier étant touché par des canaux informels – supports cassettes vidéos et vidéo CD – gérés par des commerçants africains.
Nollywood est la démonstration que les Africains veulent et sont gourmands de contenus africains. Cette industrie est par conséquent devenue la clé pour pénétrer le marché. Il y a d’abord eu les Africains eux-mêmes, les Sud-Africains en l'occurence, qui s’y sont intéressés (le groupe M-Net a lancé en 2003 la chaîne Africa Magic, qui en diffusant notamment les productions de Nollywood, a contribué à son essor, NDLR). Ensuite, Canal (France), StarTimes (Chine) et maintenant Netflix (Etats-Unis), sans oublier Iroko TV qui est, à l'origine, une plateforme en ligne. Cette entreprise a été fondée par Jason Njoku, un Nigérian de la diaspora, qui a réussi à capter d’importants financements étrangers.
L’ensemble de ces acteurs a réussi à accéder à cette industrie tout en la transformant. L'investissement de Canal + est le dernier exemple de cette compétition qui s'est installée entre eux. L'enjeu : savoir qui prendra le contrôle de ceux qui produisent à la fois les meilleurs et le plus de contenus. Car les investisseurs étrangers s’intéressent à la qualité mais surtout à la quantité. Historiquement, il n’y a pas beaucoup de contenus africains à offrir mais Nollywood est en capacité de le faire. Ce qui permet d’avoir des chaînes en boucle qui proposent une diversité de genres et de formats.
Les fondateurs de la plateforme Iroko TV viennent de céder à un investisseur français une vraie expertise. N'est-ce pas un recul en matière de contrôle de la production ?
Iroko TV flirte depuis quelques années déjà avec Canal (ils ont lancé ensemble la plateforme de VOD en ligne, Iroko +, dans les pays francophones, NDLR). On se posait déjà des questions sur la stratégie de Jason Njoku. Dans un entretien, il avait alors déclaré que son objectif à moyen terme était de vendre.
Il faut lire cette opération comme s’inscrivant dans une logique capitalistique où l’objectif ultime des fondateurs de start-up, à l'instar de l'entrepreneur nigérian, est de conclure une bonne affaire et de se lancer dans une autre aventure. Jason Njoku, comme sa femme l'actrice et productrice Mary Remmy Njoku qui dirige Rok Studios, ont eu un discours où ils mettaient en avant cette idée de contenus africains produits par des Africains. Il apparaît aujourd'hui qu'ils restent des femmes et des hommes d’affaires comme les autres.
Canal+ acquires Nollywood studio ROK from IROKOtv to grow African film https://t.co/djfQVx3ckQ via @techcrunch The biggest deal I ever worked on wasn't about me. It was all Mrs Njoku. She made this possible and @irokotv team congratulate her on her new adventures.
— JasonNjoku (@JasonNjoku) July 15, 2019
Cette concurrence entre grands investisseurs pose néanmoins un problème en termes de souveraineté à l’intérieur de Nollywood. Que se passera-t-il si de grandes compagnies internationales prennent le contrôle de cette production ? Car ce qui a fait de cette industrie ce qu'elle est, c’est justement des films produits par des Africains pour un public africain. Cela a octroyé à tous ceux qui y opèrent une liberté économique et artistique.
Qui sont ceux qui ont "fait" Nollywood ?
Nollywood est le fait d'investisseurs pionniers, à savoir des commerçants venant du marché de l’électronique qui ont eu l’intuition d’investir dans la production audiovisuelle. Ils ont commencé à produire des vidéos à la fin des années 1980. Le premier succès commercial, Living in Bondage, a été produit en 1992. C'est de là qu'on date la naissance de Nollywood.
La démarche de ces commerçants était assez singulière dans le contexte africain puisque l’audiovisuel était alors soit dans les mains de l’Etat, soit sous le contrôle de la coopération internationale pour le cinéma d’auteur. Nollywood est né grâce à ces petits entrepreneurs qui ont pensé à faire des films à bas coût dont les histoires intéresseraient les Nigérians. A l'époque, les films circulaient déjà beaucoup mais de manière informelle. Conséquence : ces commerçants ne sont pas arrivés à capitaliser comme les grands groupes audiovisuels peuvent le faire par le biais de la publicité.
Le Nollywood de la première décennie était incapable d’attirer des annonceurs et des investissements bancaires parce que ceux qui étaient aux manettes ne pouvaient pas produire de chiffres. Les Sud-Africains et, beaucoup plus tard, Jason Njoku ont été capables de donner des informations lisibles et l’industrie a alors pris une autre dimension.
L’intérêt des investisseurs internationaux ne vient-il pas tout simplement confirmer la bonne santé de Nollywoood et des choix stratégiques faits jusqu'ici ?
C’est effectivement une reconnaissance de la bonne intuition des pionniers et de leurs héritiers qui arrivent à développer cette industrie en dépit des importantes difficultés liées aux infrastructures au Nigeria. De même, les choix narratifs sont validés. Un star system a été créé : c’est la première fois qu’une industrie audiovisuelle africaine réussit à le faire et à attirer le public.
Cependant, Nollywood, ce n'est pas seulement des films en anglais. Il y a aussi des productions en langues locales (le premier grand succès de Nollywood, "Living in Bondage", est en igbo, NDLR). Ces dernières attirent un peu moins les investisseurs internationaux, mais plaisent tout autant. Même s’il est difficile d’avoir une estimation exacte, Nollywood produit environ 2 000 films par an. Les contenus en anglais, qui circulent à l’échelle panafricaine, représentent un quart de cette production. Le reste, ce sont des œuvres en yoruba, haoussa, igbo et autres langues. Elles touchent un autre type de public. Ces productions continuent de prospérer dans l’informel et restent contrôlées par des petits entrepreneurs bien qu'ils aient un peu plus de mal puisque le public se tourne de plus en plus vers Internet et la télévision. Un modèle économique, basé sur la vidéo ou le CD, n’est plus rentable.
Le public se tourne vers Internet mais dans plusieurs pays africains, il n'est pas toujours aisé d'accéder à la Toile. Une offre en ligne, comme celle d'Iroko, ne s’adresse-t-elle finalement pas plus à la diaspora qu’aux locaux ?
Au départ, Iroko avait ses bureaux entre Londres et Manhattan. Jason Njoku s’est installé au Nigeria pour être en adéquation avec la philosophie qui l'animait : des contenus africains produits par des Africains. Mais c'est compliqué à cause de l'état des infrastructures : accès Internet difficile, mauvaise qualité de la connexion… En somme, des services plus chers et moins performants que ceux disponibles au Royaume Uni ou aux Etats-Unis. Une fois implanté à Lagos et pour faire face aux problèmes qui se posaient, Iroko TV a cherché de plus en plus de partenaires dans le monde de la télévision. Alors qu’auparavant, ils se concentraient sur le streaming, et donc avait plus d’audience au sein de la diaspora qu'en Afrique. Les dirigeants d'Iroko ont compris qu'il était trop tôt pour toucher le public africain avec une offre en ligne.
La stratégie a donc changé. Ils ont conclu des partenariats avec StarTimes, Canal et DSTV (bouquet satellitaire où l'on retrouve les chaînes Africa Magic, NDLR) afin que leurs contenus atteignent le public. Ils ont également mis en place des kiosques pour distribuer les films sur clé USB au Nigeria. A travers Canal, ils vont certes toucher un public plus large mais ils y perdent en terme de contrôle. De l'autre côté, il faut se pencher sur les raisons pour lesquelles Canal, le groupe Bolloré, investit autant en Afrique.
On a effectivement l’impression que Canal réduit la voilure en France pour investir davantage sur le continent. Qu'en pensez-vous ?
Canal souffre en France de la concurrence grandissante des acteurs internationaux tels que Netflix et d’autres, et même d'Orange. Du coup, le groupe a d'abord développé une stratégie commerciale qui consiste à investir le marché francophone, considéré comme l'avenir pour une entreprise française. Notamment en Afrique qui est le continent comptant le plus de francophones.
Ensuite, l’intérêt pour Nollywood est certainement apparu quand le groupe Bolloré s'est rendu compte du succès de la chaîne Nollywood TV (créée par Thema et distribuée par Canal sur le continent, NDLR). Cette dernière a misé sur une tendance existante puisque les films nigérians circulaient largement dans les pays francophones en format vidéo. En Côte d’Ivoire, par exemple, c'est le cas depuis la moitié des années 90. Les films doublés étaient alors très peu disponibles. Nollywood TV, en faisant le doublage, a séduit le public francophone en rendant les productions nigérianes plus accessibles. Cela a eu tellement de succès que Canal a racheté la chaîne (proposée dans son bouquet en Afrique, NDLR), dont les débuts en matière de doublage n’étaient pourtant pas fameux, afin d'attirer de nouveaux abonnés.
Pour Canal, il fallait un produit que le public voulait déjà au départ pour se lancer à la conquête du marché africain. Les contenus disponibles localement ne sont pas suffisants pour nourrir les antennes. C’est d’ailleurs pour cela que le groupe français investit beaucoup dans la production avec la chaîne A+ (l'équivalent africain de la chaîne Canal +, NDLR). Il y a aussi la qualité des histoires "made in Nollywood" : les scénarios sont souvent plus palpitants.
Contrairement à Bollywood ou à Hollywood, Nollywood n'est pas considérée comme une véritable industrie cinématographique à cause de la prépondérance du format vidéo. La qualité préoccupe les professionnels nigérians et cette quête est incarnée, en autres, par le un mouvement baptisé "New Nollywood". Dans l’article que vous avez publié dans The Conversation, vous expliquez qu'il ne faut pas s'attendre à plus de qualité du fait de ces nouveaux investisseurs. Pourquoi ?
Ceux qui sont aujourd’hui les plus déterminés à améliorer la qualité de la production, ce sont d'abord les Nigérians eux-mêmes. Ils souhaitent faire des films qui pourront être sélectionnés par de grands festivals. Au Nigeria, il y a un grand débat au sein de l’industrie sur son image à l'international. Depuis le début des années 2000, ceux qui font Nollywood sont très sensibles au fait que cette industrie est considérée comme un Far West où l'on produit des films en cinq jours… Il y a des gens qui ont envie de faire de bons films, de grands films qui pourront décrocher par exemple l'Oscar du meilleur film étranger. Par contre, des structures comme Netflix savent, parce que c’est aussi la vérité, que le public moyen nigérian - c’est la même chose en Italie ou en France - est satisfait d’un film divertissant qui n’a pas la qualité que le cinéma d’auteur peut offrir.
Encore une fois, les grands investisseurs sont intéressés par un cinéma de qualité moyenne produit en grande quantité. J’ai eu récemment une discussion avec des jeunes réalisateurs nigérians, très engagés. Ils ont proposé des projets très ambitieux d’un point de vue esthétique à Netflix. Ce dernier leur a clairement répondu qu’ils n'en voulaient pas : "On veut des films comme Lionheart" (de Geneviève Nnaji, le premier film nigérian dont Netflix a acquis les droits, NDLR). C'est une comédie dramatique sur une famille riche avec beaucoup de stars.
En somme, le film de qualité qui marquera l’histoire du cinéma nigérian ne verra pas le jour grâce à l’argent de Netflix ou de Canal +. Il naîtra plutôt de la vision de quelqu’un qui peut mettre de l’argent, comme cela a toujours été le cas dans l’histoire du cinéma où il est rare que les grands producteurs de films commerciaux se mettent à produire des œuvres courageuses.
L’acteur britannico-nigérian John Boyega (Star Wars) a déclaré qu’il voulait investir dans le cinéma nigérian. Tous ces acteurs américains ou britanniques d’origine nigériane, qui mènent de belles carrières internationales, pourraient adopter la même démarche. D'autant que de nombreuses figures de Nollywood ont fait leur entrée à l'Académie des Oscars. La diaspora pourrait-elle contribuer à améliorer la qualité de la production nigériane ?
Des acteurs, surtout, mais aussi des entrepreneurs de la diaspora sont déjà revenus pour investir dans Nollywood qui demeure une industrie. A ce titre, les investisseurs pensent toujours en termes de rentabilité, y compris ceux qui viennent de l’extérieur. Je n'ai pas en tête l'exemple d'un mécène. La seule fois où je pense qu’il y a eu une telle démarche récemment, c’est pour le film Confusion Na Wa de Kenneth Gyang (sorti en 2013 et disponible sur Netflix et Iroko TV). Le cinéaste appartient à cette nouvelle vague de jeunes réalisateurs nigérians très créatifs. Le cinéaste avait obtenu un financement émanant d’une fondation. Il avait alors eu une liberté artistique totale. Le projet sortait des schémas classiques des productions nollywoodiennes.
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