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«Citoyens bois d’ébène»: sur les traces de leurs aïeux africains

Le voyage du retour, qui consiste pour les descendants d'esclaves à revenir sur les traces de leurs ancêtres déportés d'Afrique, est une démarche rare chez les Antillais. Emmanuel Gordien, principal protagoniste du documentaire de Franck Salin, «Citoyens bois d'ébène», l'a entreprise au nom de ce qu'il appelle désormais «le triangle de la réconciliation».
Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Emmanuel Gordien, au premier plan, et le prince Serge Guézo.  (Affiche du film «Citoyens bois d'ébène», un documentaire de Franck Salin)

«Depuis que j’ai 4-5 ans, je connais l’histoire familiale. Papa nous racontait cet aïeul Georges dit Boriqui né en Afrique, esclave transporté sur les bateaux négriers (…). Georges Boriqui a vécu avec trois compagnes: la peur, la colère et la mort. Et c’est dans ce contexte qu’il s’édifie, se fortifie et devient un survivant. Moins de huit ans après sa mise en esclavage, il a eu un premier fils, Denis. Et Denis est le grand-père de mon père.» 

La possibilité de se lancer sur les traces de cet ancêtre africain et de le retrouver n’a jamais quitté Emmanuel Gordien, médecin de profession et «militant de la mémoire» au sein de l’association antillaise Comité marche du 23 mai 1998 (CM98), dont il est le vice-président. Cette idée prendra corps sous l’objectif du cinéaste Franck Salin qui filme des retrouvailles familiales par-delà la mer. Le résultat: un documentaire intitulé Citoyens bois d’ébène diffusé sur le réseau Outre-mer 1ère de France Télévisions. 


La nécessité du retour aux sources 
«J’ai eu envie de faire le chemin avec lui, poursuit le réalisateur Franck Salin, de la région parisienne, où il habite, jusqu’en Guadeloupe, où ses ancêtres étaient esclaves et où il a lui-même grandi jusqu’au Bénin, qui accueillera son projet de mémorial des noms.» «Je suis un pionnier», reconnaît le Dr Emmanuel Gordien, en charge, entre autres, de l’atelier de généalogie et d’histoire des familles antillaises (AGHFA). 

«Le voyage du retour n’est pas une pratique courante chez les Antillais, souligne son compatriote, le réalisateur Franck Salin. Mais de plus en plus de personnes osent franchir le pas. La plupart d’entre nous n'avons pas la chance d’avoir le nom de famille de celui qui a été déporté des côtes d’Afrique vers les Antilles. J’ai des ancêtres nés en Afrique qui ont été libérés en 1848. Je pense en particulier à Astasie Zita affranchie à Saint-François. Mais Zita est un patronyme français. Emmanuel Gordien a eu, lui, la chance grâce à la mémoire familiale d’avoir gardé la trace du nom africain de son aïeul.»

«Quand nous avons mené ce travail mémoriel au sein de la communauté antillaise en région parisienne, explique le vice-président du CM98, j’ai amené ce fameux Georges dit Boriqui dans la balance. L’idée est ainsi venue d’honorer toutes ces personnes qui ont vécu l’esclavage colonial. Pour nous, c’était le plus grand élément de réparation. Car les populations issues de l’esclavage sont plutôt honteuses de leurs origines. C’est une histoire douloureuse».
«Le traumatisé, c’est celui qui a honte», explique Emmanuel Gordien. Cette honte est un sentiment que partagent également les juifs déportés. C’est le syndrome de la femme violée».

Devant un momument aux esclaves, érigé à l'initiative du CM98, en région parisienne (Photo du film «Citoyens bois d'ébène», un documentaire de Franck Salin)

«Nous avons dépoussiéré cette honte collective».
En 1998, pour commémorer les 150 ans de l’abolition de l’esclavage, Emmanuel Gordien et d’autres organisent une marche silencieuse en souvenir de ceux qui avaient subi le martyr de l’esclavage colonial. Plus de «40.000 personnes» participent à cette marche, rappelle-t-il. A compter de cette date qui marque les débuts de l’association CM98, «nous avons dépoussiéré cette honte collective». Aussi bien dans l'Hexagone qu'aux Antilles grâce à l'érection de plusieurs monuments en hommage à ces ancêtres désormais «parentalisés». 

La démarche concerne aujourd'hui l'Afrique des origines grâce à une rencontre: le prince Serge Guézo (descendant du neuvième roi du Dahomey, actuel Bénin) qui a invité l’association CM98 à se tourner vers le Bénin dans sa quête mémorielle. Cette invitation a fait écho au besoin d’Afrique d’Emmanuel Gordien qui ne savait pas «comment y aller». Car pour lui, ce voyage sera tout sauf banal. 

Le CM98 a constitué une base de 120.000 noms d’esclaves nommés par les officiers d'Etat civil après l’abolition de l'esclavage dans les Antilles en 1848. Une sélection de tous ceux qui sont nés en Afrique a ensuite été faite, soit près de 12.000 individus. «Nous avons proposé à Serge Guézo, qui était notre relais auprès du gouvernement béninois, de faire un monument avec le nom de tous ces esclaves nés en Afrique. C’était pour nous une façon de les ramener dans leur pays à titre posthume». Ce monument devrait voir le jour à Ouidah, premier port négrier d’Afrique de l’Ouest. 

Au cours de ses démarches, Emmanuel Gordien a retrouvé sa famille béninoise, les Gbohiki. «Le comble, souligne-t-il, c’est la ressemblance physique.»

«L'indispensable pont (avec l’Afrique)»
Le descendant de Georges dit Boriqui est reparti du Bénin avec une bouteille contenant l’eau de la seule source d’eau potable dans la région, «que tous les Gbohiki partis ou à venir ont bu ou boiront». Son  expérience, dit-il, «lave de tout ressentiment». «J’aurais pu dire au royaume (du Dahomey) : "Vous nous avez vendus!". Aux Français: "Vous nous avez réduits en esclavage." Je dis plutôt que je suis le fruit de l’Histoire. Et je peux la raconter. Une histoire, ajoute Emmanuel Gordien, qui a aussi concerné 11 millions d’Africains, 2 millions en ce qui concerne les Antilles françaises. A travers moi, on la vit de façon concrète.» 

«C’est un voyage important, renchérit Franck Salin. Il peut permettre aux descendants d’esclaves de ne plus être dans le rejet ou l’idéalisation de l’Afrique. Il faut faire le chemin pour établir de nouvelles relations basées sur la connaissance et le dialogue. Du côté de la République française, il y a également un chemin à faire. L’espoir étant qu’un jour les Africains et les Afro-descendants nouent des relations apaisées, ainsi qu’avec la République et les Blancs en général, car il existe encore un ressentiment lié à cette histoire.» 


Au Bénin, devant la Porte du non-retour à Ouidah (Photo du film «Citoyens bois d'ébène», un documentaire de Franck Salin)

«En Afrique, note le cinéaste Franck Salin, la traite a aussi marqué et des familles souffrent de cela. On regarde nos propres plaies sans se douter que de l'autre côté, une douleur persiste. Cette dernière est encore à l’origine de certains conflits  sur le continent. Comme, par exemple, la guerre du Biafra au Nigeria ou la guerre au Congo (dans les années 90), où ceux qui s’opposaient s’étaient déjà combattus au moment de la traite.»

Emmanuel Gordien se dit désormais «riche d’Afrique» tout «(en comprenant) qu’il (n’est) pas Africain». Cependant, «je sais qu’il y a une fibre qui nous lie à l'Afrique. Celle qui nous lie à la France est forcée par la colonisation et l’esclavage, des liens culturels imposés (…), même si c’est par ce biais que nous avons eu accès à l’émancipation (…). L’esclave français, quand il est affranchi, devient citoyen français. Ce n’est pas le cas dans les colonies hispanophones et anglophones.» 
  

Pour le descendant de Georges dit Boriqui, «l’indispensable pont (avec l’Afrique) doit être désormais fait». Notamment au nom d’un nouveau concept, le «triangle de la réconciliation». «Je suis de ceux qui pensent qu’il faut maintenant imaginer un "tourisme mémoriel", même si je n’aime pas ce terme.» Par conséquent, «le Bénin doit devenir la capitale mondiale du souvenir de la traite négrière et de l’esclavage colonial.»


>  Citoyens bois d’ébène, un documentaire de Franck Salin (2016) 

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