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Sahel : les conséquences de l'intervention militaire française au Mali

Analyse du chercheur Marc-Antoine Pérouse de Montclos, auteur d'"Une guerre perdue : la France au Sahel" (Lattès), dans The Conversation.

Article rédigé par The Conversation - Marc-Antoine Pérouse de Montclos
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Un soldat français de l'opération Barkhane sur une base des Forces armées maliennes au pied des monts Hombori, région de Gourma (Mali), le 27 mars 2019.  (Daphné Benoit/AFP)

Au sommet qui s’est tenu à Pau le 13 janvier 2020, date du septième anniversaire de l’engagement militaire français au Mali, le président Emmanuel Macron et ses homologues du G5-Sahel (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad) ont publiquement constaté que l’opération Barkhane ne parvenait plus à contenir efficacement la menace dite "jihadiste". Pour relever le défi, l’Elysée a donc annoncé l’envoi de 220 hommes supplémentaires qui viendront en renfort des quelque 4 500 soldats déjà déployés sur place. Tout en mettant en place un commandement conjoint avec les troupes du G5-Sahel, l’armée française devrait aussi recevoir l’appui des forces spéciales européennes de l’opération Takuba ("Sabre" en tamachek, en référence à l’opération Sabre des forces spéciales françaises).

Conférence de presse dans le cadre du sommet du G5 sur le Sahel au Château de Pau, le 13 janvier 2020.  (GUILLAUME HORCAJUELO/AFP)

Des soldats supplémentaires, une mesure largement insuffisante

En comparaison avec les surges des Américains en Afghanistan et en Irak autrefois, ce "sursaut" semble pourtant bien symbolique, pour ne pas dire dérisoire, voire mesquin. Surtout, il ne va rien résoudre des problèmes de fond qui expliquent la résilience d’insurgés habitués à se jouer de frontières poreuses. En dépit de son recentrage sur la région du Liptako-Gourma, la nouvelle mouture de l’opération Barkhane, d’abord, n’évite pas l’impression de saupoudrage. A l’échelle du G5-Sahel, elle compte dix fois moins de soldats que pendant la guerre d’Algérie pour un territoire et une population autrement plus conséquents.

De plus, et c’est fondamental, l’augmentation du nombre de soldats engagés dans une zone de conflit ne constitue pas une solution en soi. En effet, il n’y a pas de lien mécanique entre l’importance des effectifs militaires et les résultats obtenus sur le terrain. Ainsi, les Etats de la zone les moins touchés par les attaques jihadistes, à savoir le Tchad et la Mauritanie, sont précisément ceux qui comptent le plus faible ratio de soldats par habitant. Certes, ils constituent aussi ceux où l’armée continue de jouer le plus grand rôle sur la scène politique depuis la fin des dictatures militaires au pouvoir au Sahel du temps de la Guerre froide. Mais bien d’autres éléments entrent en ligne de compte pour expliquer pourquoi certains pays sont épargnés et pas d’autres. La République islamique de Mauritanie, par exemple, a su mobiliser ses oulémas pour désamorcer les appels à la révolution des jihadistes et elle est toujours soupçonnée de complaisance, voire de collusion avec les insurgés en les laissant circuler sur son territoire en échange d’une sorte de pacte de non-agression mutuelle.

Sur le plan strictement militaire, on sait par ailleurs que les niveaux d’armements et le nombre d’hommes engagés au combat ne sont pas toujours l’élément décisif de la victoire, surtout face à un ennemi invisible dans le cadre de guerres dites asymétriques. Au Sahel, la discipline, la coordination, le moral des troupes, le soutien de la population et la détermination politique des dirigeants se révèlent bien plus importants. Or tous ces points font justement défaut à des armées ravagées par la corruption, le népotisme et, de facto, une impunité qui, au nom de la lutte contre le terrorisme, leur permet de mobiliser des miliciens et de tuer des civils sans être inquiétées, quitte à précipiter les survivants dans les bras des insurgés.

Des soldats français fouillent des personnes suspectées d’être affiliées à des groupes djihadistes, dans le nord du Burkina Faso, 9 novembre 2019. (MICHELE CATTANI/AFP)

Les leçons du cas malien

Epicentre de la crise qui, en 2012, devait amener l’Elysée à envoyer des soldats dans le nord du Mali, l’Adrar des Ifoghas est significatif à cet égard. Au début du XXe siècle, relate l’historien Pierre Boilley, la France disposait de 700 hommes, auxiliaires indigènes compris, pour contrôler ce territoire et combattre des rezzous qui pouvaient rassembler jusqu’à 300 bandits. On estime aussi qu’à l’époque, la région comptait quelque 4 000 nomades en 1933, pour un total de 17 000 habitants selon le recensement de 1956. Autrement dit, il y avait à peu près un soldat pour 24 habitants du temps de la colonisation : soit, déjà, un des plus forts taux d’encadrement militaire au monde.

Après l’indépendance en 1960, le gouvernement malien a envoyé 1 500 hommes, peut-être plus, pour mater la "première" révolte touarègue de 1963 dans une région qui comptait moins de 22 000 habitants selon des chiffres de 1971, et où la population était en train de décroître à cause de la sécheresse et des départs en exil. Le ratio est ainsi monté à un soldat pour 14 habitants, mais pour quel résultat ? La répression, en l’occurrence, fut sanglante et, malgré un calme précaire après 1964, elle a en fait posé les bases des autres rébellions à venir au cours des années 1990, 2000 et 2010, avec le souvenir toujours vivace des exactions commises par l’armée malienne et ses supplétifs miliciens contre les civils.

La paix coloniale avait été fragile. La brutalité de la répression malienne a ensuite nourri les conflits, permettant aux jihadistes de gagner le soutien d’une partie de la population en se greffant sur de vieux griefs à l’encontre du pouvoir central à Bamako. Indéniablement, la solution à la crise sera donc de nature politique, bien plus que militaire. Elle est entre les mains des Africains et il n'y aura pas de progrès si les armées de la région n'améliorent pas leur performance en protégeant davantage les civils. Ainsi, la question de l’Etat et de sa capacité à arbitrer les conflits autrement que par la violence reste au cœur du problème.

>>À lire aussi : Burkina Faso : l’État et le terrorisme intérieur

Particulièrement symptomatique, le cas du Mali est, encore une fois, parlant de ce point de vue. Qu’ils soient qualifiés de séparatistes, de nationalistes, de terroristes ou de jihadistes, les insurgés touarègues dans le nord ont en effet marqué des points chaque fois que l’Etat traversait une phase de turbulences. Alors que la première révolte de 1963, très spontanée, avait vite été écrasée, celle de 1990 a bénéficié de la transition démocratique après la chute de la dictature de Moussa Traoré. Le soulèvement de 2006, lui, a été assez bref et rapidement contenu par le président Amadou Toumani Touré, qui a d’ailleurs eu le mérite de modérer l’usage de la force. En revanche, les insurgés de 2012, désormais repeints aux couleurs du jihad, se sont emparés de l’ensemble des régions du nord grâce au coup d’Etat du capitaine Amadou Sanogo qui, depuis Bamako, avait entériné le repli de l’armée vers le sud.

Aujourd’hui encore, l’Etat malien semble bien fragile en dépit du soutien de la communauté internationale. On n’y retrouve pas l’esprit républicain qui, dans une certaine mesure, continue d’animer le Niger voisin. La classe politique, au pouvoir comme dans l’opposition, paraît discréditée et éloignée des préoccupations des campagnes. Concentrée dans la capitale, elle continue en vain de s’agiter dans le "marigot du caïman", le sens étymologique du mot Bamako en bambara. Qui plus est, grâce à l’aide internationale la corruption a pu atteindre des niveaux inégalés, sans que les efforts de développement soient à la hauteur des attentes de la population.

Des soldats français en discussion avec des membres d’une famille touarègue à Timbamogoye (Mali), 10 mars 2016.  (PASCAL GUYOT/AFP)

Les effets négatifs de la poursuite de Barkhane

Dans un tel contexte, la poursuite de l’opération Barkhane et les annonces faites à Pau en janvier 2020 n’incitent guère les gouvernements de la région à se réformer. Sous prétexte de stabiliser le Sahel dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, la présence militaire de la France va au contraire continuer d’assurer la survie de régimes corrompus et, pour certains, très autoritaires. Comme au temps de la Guerre froide, elle leur permettra notamment de prévenir le risque de coup d’Etat ou de mutinerie au sein de leurs propres forces de sécurité, et de repousser les assauts d’une opposition armée qui n’a rien de jihadiste, par exemple dans le nord du Tchad en 2019. Quant aux quelque 13 000 Casques bleus déployés au Mali, ils vont poursuivre une mission de "renforcement des capacités" qui, concrètement, revient à entériner le retrait de l’Etat en le dispensant de ses obligations sociales et en assurant à sa place le maintien des services publics de base dans les campagnes.

Sur le plan politique, l’échec est d’autant plus manifeste que les Etats couverts par l’opération Barkhane ne sont toujours pas capables de prendre la relève. Dans un accès de franchise assez déconcertant, le ministre de la Défense du Mali, le général Dahirou Dembélé, avouait ainsi aux parlementaires de son pays qu’il avait peur quand il voyait son armée ! Sa déclaration, en l’occurrence, faisait suite à une embuscade au cours de laquelle il avait perdu 43 hommes à Tabankort dans le nord en novembre 2019. Depuis lors, les armées du Burkina Faso et du Niger ont aussi subi de sérieux revers qui soulèvent d’importantes questions sur les mérites des coopérations militaires fournies par les pays européens.

Les problèmes ne s’arrêtent pas là. La décision de placer les troupes du G5-Sahel sous un commandement conjoint avec la France interroge également le partage des responsabilités en cas de bavures et de débordements sur les civils. En pratique, il est toujours difficile de savoir où s’arrête une coopération militaire et où commence un engagement direct sur le terrain en épaulant des soldats qui ont l’habitude de violer le droit international humanitaire. Le problème s’était déjà posé au Rwanda avant même l’opération Turquoise de la France pendant le génocide de 1994. Aujourd’hui, la question reste d’actualité alors que Paris entend assumer son rapprochement opérationnel avec les armées engagées dans la lutte contre le terrorisme au Sahel.

Que se passerait-il donc si des soldats formés, équipés et encadrés par la France commettaient un massacre ? Au vu des pratiques habituelles dans la région, une pareille éventualité n’a rien d’improbable et l’accusation de complicité ne sera jamais loin. Mais en annonçant un surge, le président Emmanuel Macron n’a pas apporté de réponse à cette question. A Pau, il n’a pas non plus dit comment endiguer l’impopularité grandissante de troupes françaises dont la présence, qui s’éternise, alimente tout à la fois le ressentiment des milieux nationalistes et la légitimité de jihadistes désireux de se présenter en résistants contre une occupation étrangère.

Manifestation anti-française à Bamako le 10 janvier 2020.  (ANNIE RISEMBERG/AFP)

La colère des Maliens ou des Burkinabè est pourtant palpable. Pendant la Guerre froide, leurs pays s’étaient justement positionnés contre "l’impérialisme" en rompant les liens de coopération militaire avec Paris. Pour eux, devoir aujourd’hui recourir à l’ancienne puissance coloniale est une humiliation nationale qui explique en partie les manifestations contre la France à Bamako ou Ouagadougou. A ce sentiment d’impuissance s’ajoute une immense frustration. Sept ans après le début de l’intervention militaire française au Sahel, le Mali reste un pays divisé. Quant aux groupes jihadistes, ils sont toujours actifs dans la zone, même s’ils ont pris soin de changer de nom et de se déplacer dans d’autres régions.The Conversation

Marc-Antoine Pérouse de Montclos, directeur de recherches, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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