Afrique de l'Ouest : le marché du médicament entre circuit formel et marché noir
L'anthropologue de la santé Carine Baxerres, qui a enquêté au Bénin, revient pour The Conversation sur le parcours des médicaments en Afrique de l'Ouest.
Il convient de rappeler tout d’abord que ce qui est appelé variablement "marché informel", "marché parallèle", "marché noir" ou encore "médicaments de la rue" a émergé dans les pays francophones d’Afrique de l’Ouest il y a déjà plusieurs décennies. Ce phénomène est apparu notamment au Bénin – où je mène mes recherches – au début des années 1950, assez vite après l’introduction des premiers médicaments pharmaceutiques industriels dans les années 1930-1940.
Des commerçants se sont mis à proposer des médicaments sur les lieux de vente habituels des produits de consommation courante. Ils les vendaient dans les marchés, dans les rues et sur les chemins par le biais de marchands ambulants, dans les boutiques de village et de quartier. Les médicaments distribués de cette façon étaient essentiellement achetés dans les structures officielles et revendus au détail. Progressivement, cette vente informelle – qui se pratique en dehors des formes imposées par l’Etat – s’est développée au gré des politiques économiques et sanitaires.
La faillite des structures de l’Etat en charge de l’approvisionnement et de la distribution des médicaments entre les années 1976 et 1980 et les régulières ruptures de médicaments qu’elle génère contribuent au phénomène. Les vendeurs informels du Bénin commencent, à partir de cette époque, à s’approvisionner dans les pays limitrophes – au Nigeria mais aussi au Togo, ainsi que dans des pays plus lointains comme le Gabon.
Ils proposent ainsi des médicaments alors qu’aucune structure formelle, publique comme privée, n’est à cette époque capable de le faire.
La dévaluation du franc CFA en 1994, qui entraîne une pénurie de médicaments de plusieurs mois, stimule également la vente informelle. Jusqu’en 2017 (nous allons y revenir), les défis que connaissait le système pharmaceutique et de santé, tels que les faiblesses des structures sanitaires publiques, les ruptures de stock de médicaments, le coût élevé des médicaments en pharmacie, la faible présence de structures de distribution formelles hors des villes, etc., ont contribué à maintenir cette vente informelle.
Prendre en compte la législation des pays anglophones
Nos études récentes soulignent que les médicaments vendus par les vendeurs informels du Bénin provenaient, pour une part, des circuits formels du Bénin et des pays francophones voisins et, pour une autre part, des circuits formels des pays anglophones proches (Nigeria, Ghana).
Ces derniers pays présentent une législation pharmaceutique et des modes de distribution du médicament totalement différents des pays francophones. Tout comme aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, le monopole du pharmacien y est très restreint.
C’est tout le contraire des pays francophones où celui-ci demeure très fort. Dans les pays anglophones, le médicament peut être légalement vendu à travers deux licences de distribution : celle des pharmaciens, qui disposent d’un diplôme en pharmacie, et celle des gérants de "drugstores". Ces derniers ne sont pas des pharmaciens mais doivent avoir un niveau scolaire minimum et suivre chaque année une formation.
Ils ne distribuent pas tous les médicaments, mais une liste limitée de ceux-ci. Si l’on considère les vendeurs de médicaments formels en activité au Bénin et au Ghana, étudiés dans le programme de recherche Globalmed que je supervise, on constate que les vendeurs informels, au Bénin, permettent de combler le manque de détaillants formels. Rappelons que le Ghana représente en superficie et en population un peu plus de deux fois le Bénin : s’il existait au Bénin une deuxième licence de distribution comme c’est le cas au Ghana, les vendeurs informels disparaîtraient – ou, en tout cas, deviendraient beaucoup moins nombreux.
D’autre part, concernant la distribution en gros, les sources d’approvisionnement pharmaceutique sont depuis les années 1970 beaucoup plus diversifiées dans les pays anglophones que dans les des pays francophones. Dans le cadre du "Commonwealth", le Nigeria et le Ghana sont de longue date en lien avec les pays asiatiques producteurs de médicaments et, notamment, avec l’Inde, considérée comme la pharmacie des pays dits "du Sud". Ils distribuent ainsi des médicaments produits en Inde tout à fait autorisés par leurs puissantes agences de régulation pharmaceutique (NAFDAC au Nigeria, Food and Drugs Authority au Ghana). En revanche, au Bénin, la Direction des Pharmacies (DPMED) n’autorise pas la distribution de la plupart de ces médicaments.
De plus, les sociétés grossistes privées des pays anglophones ne répondent pas du tout à la même législation que leurs homologues des pays francophones. Elles sont beaucoup plus nombreuses (presque 600 au Ghana contre 5 au Bénin) et ne sont pas légalement tenues de distribuer l’ensemble des médicaments autorisés dans le pays comme c’est le cas dans les pays francophones. Elles se trouvent en concurrence financière les unes avec les autres et pratiquent la promotion commerciale des médicaments qu’elles distribuent.
Au Nigeria et au Ghana, une grande partie de ces grossistes sont regroupés dans de véritables marchés, Idumota à Lagos, Okaishie à Accra. Les vendeurs informels des pays francophones s’y rendent sans aucun problème pour acheter des médicaments autorisés dans ces pays qu’ils ramènent ensuite chez eux, en passant les frontières de manière informelle.
Des politiques pharmaceutiques en effervescence dans les pays francophones
Face à ces réalités, les politiques pharmaceutiques des pays francophones d’Afrique de l’Ouest sont en effervescence. La Centrale d’achat des médicaments essentiels génériques du Burkina Faso a connu une crise en 2016-2017. L’agence de régulation nationale du pays est en train de passer du statut de direction du ministère de la Santé à celui d’agence autonome. Idem pour la Côte d’Ivoire où l’on est en train de passer à l’"agenciation".
Le système pharmaceutique du Bénin est, quant à lui, en plein chamboulement depuis 2017. Une forte répression du marché informel a démarré en février de cette année (ses effets sanitaires n’ont pas encore été évalués), suivie en février 2018 par une crise du secteur formel.
Les directeurs des grossistes répartiteurs en place ont été mis en prison et l’Ordre des pharmaciens suspendu. S’y ajoutent le retrait puis la restauration de l’agrément d’exercice de la Centrale d’achat des médicaments essentiels et consommables médicaux.
Comment comprendre cette effervescence ? Au-delà des politiques d’harmonisation pharmaceutique portées actuellement par l’Union économique et monétaire ouest-africaine, doit-on analyser cette actualité comme une volonté de se démarquer d’une législation pharmaceutique largement calquée sur celle de la France, notamment concernant le monopole de distribution accordée par l’État aux pharmaciens ?
Le système de distribution pharmaceutique des pays francophones serait-il en voie de libéralisation économique, comme cela est largement assumé dans les pays anglophones sans néanmoins que les effets négatifs de celle-ci sur la santé publique soient toujours bien maîtrisés ? L’avenir nous édifiera. Ce qui est sûr, en attendant, c’est qu’aujourd’hui ces politiques pharmaceutiques sont tiraillées entre exigences de santé publique et intérêts économiques et industriels. Et tout se passe sur fond de polémiques largement médiatisées mais très peu documentées scientifiquement, au sujet des "faux médicaments".
Carine Baxerres, Anthropologue de la santé, Chargée de Recherche, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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