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Bouteflika candidat à un cinquième mandat : "En Algérie, personne ne sait qui fait quoi et qui décide"

Le président algérien est très affaibli depuis un accident vasculaire cérébral survenu en 2013. Pour comprendre le sens de sa candidature à un nouveau mandat et la façon dont le pays est dirigé, franceinfo a interrogé la politologue Dalia Ghanem-Yazbeck. 

Article rédigé par Louis San - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Le président algérien Abdelaziz Bouteflika dans un bureau de vote, à Alger, la capitale du pays, le 23 novembre 2017. (BILLAL BENSALEM / NURPHOTO / AFP)

Il s’accroche. Abdelaziz Bouteflika, qui dirige l’Algérie depuis 1999, est candidat à la présidentielle du 18 avril pour un cinquième mandat. L'agence de presse officielle APS l’a annoncé dimanche 10 février. Pour les observateurs avisés, ce n’est pas une surprise. Pourtant, à 81 ans, le président algérien est considérablement diminué par les séquelles d'un accident vasculaire cérébral survenu en 2013. Ses apparitions publiques sont rarissimes et son dernier discours date de 2012.

Pour mieux comprendre la façon dont Abdelaziz Bouteflika dirige l’un des plus grands pays du monde arabe et les raisons de cette candidature, franceinfo a interrogé la politologue Dalia Ghanem-Yazbeck, chercheuse associée au programme Turquie et Moyen-Orient de l'Institut français des relations internationales. Pour cette spécialiste de l’Algérie, le fonctionnement au sommet de l’Etat est si opaque que même les acteurs au cœur du pouvoir ignorent qui décide vraiment.

Franceinfo : Abdelaziz Bouteflika est très affaibli depuis 2013. Comment fait-il pour diriger le pays ?

Dalia Ghanem-Yazbeck : J’ai l’habitude de dire aux journalistes que je ne suis pas le médecin personnel d’Abdelaziz Bouteflika et que je ne sais pas comment il procède au quotidien. En Algérie, il n'y a pas un régime présidentiel qui concentre les pouvoirs. Abdelaziz Bouteflika est entouré de quelques personnes qui l’aident et le conseillent.

La présidence a un rôle important mais elle n’est pas seule à décider. Il y a également des cercles de pouvoir issus du renseignement, de l’armée et de la bourgeoisie algérienne.

Dalia Ghanem-Yazbeck, spécialiste de l’Algérie

à franceinfo

Une source au sein du régime m’a dit que même les personnes les plus proches de ces cercles ne savent pas exactement qui fait quoi et qui décide, que le fonctionnement est très opaque et très complexe, même pour les acteurs directement impliqués.

Quelle est cette bourgeoisie influente que vous avez évoquée ?

Ce sont des hommes d'affaires, les nouveaux magnats de l'économie. En contrepartie de leur allégeance politique, ils ont bénéficié des largesses du régime et de la libéralisation économique hautement contrôlée du pays. Cette libéralisation a été faite de manière à ce qu’elle ne bénéficie qu’aux plus riches, avec des privilèges, des monopoles ou des arrangements sur mesure pour eux, à condition qu’ils rendent la pareille, qu'ils soutiennent Abdelaziz Bouteflika et fournissent les fonds nécessaires.

Impossible de savoir exactement combien de personnes cela inclut. On peut citer le nom de Ali Haddad [à la tête de l’Entreprise des travaux routiers, hydrauliques et bâtiments, l’une des plus grandes sociétés privées d’Algérie]. De nombreuses autres personnes sont concernées et elles ne cachent pas leurs activités et leur soutien à Abdelaziz Bouteflika.

Le dernier discours d’Abdelaziz Bouteflika date de mai 2012. N’est-il pas difficile, pour un chef d’Etat, de gouverner sans s’adresser à la population de temps en temps ?

Il y a au sein de la population algérienne une certaine lassitude politique. En 2017, pour une étude intitulée Arab Barometer  [PDF en anglais], des Algériens et Algériennes issus de toutes les couches de la société et de tous les territoires ont été interrogés. Les résultats montrent que seulement 14% de la population fait confiance aux partis politiques et 17% fait confiance au Parlement.

A l’opposé, 75% des personnes sondées disent faire confiance à l’armée et 60% ont confiance en la police. L’armée a une grande utilité aux yeux de la population : après la guerre civile des années 1990, la décennie noire, elle est vue comme celle qui a sauvé le pays des mains des islamistes. Elle a une légitimité assez forte. Le retour à la paix a restauré son image. Elle ne gouverne pas directement, mais elle est incontournable dans le processus décisionnel. 

Les responsables militaires sont au cœur du politique. Il n’y a pas un candidat qui arrive à la présidence sans leur aval.

Dalia Ghanem-Yazbeck

à franceinfo

Ce n’est donc pas un problème, pour l’opinion algérienne, que l’armée tire les ficelles ?

Un ancien militaire algérien m’a dit une fois : "Quand vous voyez des gens descendre dans les rues lors des manifestations, voyez-vous des slogans demandant le départ de l’armée ? Non." Et c’est vrai, ce n’est pas le cas. Les manifestants demandent de meilleures conditions de vie, de meilleurs salaires… On parle rarement de l’armée lors des mouvements de protestation, justement parce qu’elle est derrière le rideau. Elle maintient une distance de sécurité grâce à laquelle la population ne la tient pas responsable de la situation lorsque les choses vont mal.

Alors pourquoi les militaires ne présentent-ils pas leur propre candidat ?

On a dépassé cela. Depuis le retour au constitutionnalisme, en 1995, et les premières élections libres en Algérie, où le Front de libération nationale (FLN, le parti d’Abdelaziz Bouteflika) a présenté Liamine Zeroual, il y a un certain schéma : les militaires appuient un candidat qui est présidentiable et qui est un civil. Dès 1999, Abdelaziz Bouteflika s’est présenté à l’élection présidentielle. Il avait une légitimité et il a fait partie de l’armée mais lorsqu’il était très jeune. Je ne vois pas l'armée revenir à un modèle où elle présenterait un candidat militaire. Il faut que la façade reste civile, même si les coulisses sont militaires.

Une puissante figure historique des renseignements algériens, le général Mohamed Mediene, a tout de même été écarté en 2015. Quelles ont été les conséquences de son départ ?

Il a été écarté au bout de vingt-cinq ans et a été remplacé par quelqu’un [son ancien adjoint, le général Athmane Tartag] qui est également fidèle au régime. Cela n’a donc eu aucune incidence. Comme l’a écrit Giuseppe Tomasi di Lampedusa dans Le Guépard, "il faut que tout change pour que rien ne change". Ce départ était le résultat de luttes entre différents clans, mais les cercles de pouvoir remplacent des personnes influentes par d’autres individus qui ne vont pas mettre en péril leurs intérêts.

La corruption systématisée et généralisée soude ces petits cercles.

Dalia Ghanem-Yazbeck

à franceinfo

Le politologue algérien Mohammed Hachemaoui a montré que la corruption était un système de gouvernance qui aidait à la résolution des conflits entre les différents acteurs.

Abdelaziz Bouteflika a toujours été élu dès le premier tour et de façon très confortable (74% en 1999, 85% en 2004, 90% en 2009 et 81% en 2014). Les élections en Algérie sont-elles transparentes ?

Il y a, à chaque élection, des polémiques sur des fraudes ou des problèmes dans certains bureaux de vote. En 2012, un an après le "printemps arabe", une délégation de l’Union européenne était venue observer le déroulement des élections législatives. Elle avait émis des réserves sur la transparence dans certains endroits, sans remettre en cause la légitimité de l’ensemble du scrutin.

L'Algérie est un hybride de démocratie et de régime autoritaire. Il y a des élections, des opposants politiques, une certaine liberté de la presse… Mais rien de tout cela n’est en mesure d'ébranler le régime.

Comment expliquer le fait qu’Abdelaziz Bouteflika soit resté au pouvoir malgré le "printemps arabe" ?

Le régime a appris des erreurs des années 1990, il a un grand niveau d’adaptabilité. Lorsque les décideurs ont vu ce qu’il se passait en Tunisie et dans les pays voisins, ils ont compris qu’il fallait distiller des ressources économiques et politiques. Sur le plan économique, ils ont accordé des prêts, des aides au logement, ils ont quelque peu redistribué les richesses et sont parvenus, d’une certaine façon, à acheter la paix sociale.

Sur le plan politique, il y a eu, en 2011, la levée de l’état d’urgence [instauré en 1992], puis une révision de la Constitution, adoptée en 2016, avec notamment une meilleure représentation politique, un objectif de promotion des femmes dans les institutions et administrations, la reconnaissance comme langue officielle du tamazight [une langue berbère].

A chaque fois que le régime s’est trouvé en difficulté, il a su répondre pour pouvoir absorber la colère sociale.

Dalia Ghanem-Yazbeck

à franceinfo

L'Algérie ignore l'alternance politique : le FLN est au pouvoir depuis l'indépendance du pays. Quel est le vrai poids de l’opposition ?

Le géopoliticien Yahia Zoubir dit qu’il n’y a pas de multipartisme en Algérie, mais un système politique composé de plusieurs partis uniques. Et il a raison. Les partis d’opposition ont repris les modes de fonctionnement du FLN. Regardez le Front des forces socialistes : Hocine Aït Ahmed a dirigé ce parti pendant cinq décennies, même quand il était en exil en Suisse. Louisa Hanoune est secrétaire générale du Parti des travailleurs depuis 2003. Ces partis qui réclament la démocratie, l’alternance et la transparence n'acceptent même pas ces principes en leur sein. Telle qu’elle est aujourd’hui, l’opposition ne représente pas un danger pour le pouvoir.

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