Peter Norman, l'oublié du podium de 1968, accède enfin à la postérité avec une statue
Connaissez-vous Peter Norman ? C’est un héros. C’est un héros, il n’est ni grand, ni fort, ni particulièrement beau, il a gagné une médaille d’argent aux JO là où d’autres en ont gagné des dizaines – et en or. Et pourtant, c’est un héros, peut-être l’un des plus grands que le sport ait connu. Sa propre statue a été inaugurée le 9 octobre dernier, en hommage à sa carrière et à ses divers engagements. Mais cette reconnaissance ne survient que trop tard alors que, pendant 50 ans, les autorités de son pays se sont appliquées à ignorer ses accomplissements sportifs et civiques.
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"Finalement, tout ce qu’ils font aujourd’hui ne rachètera jamais totalement ce qu’ils auraient dû faire hier, quand il était encore en vie" assène Matt Norman, le neveu de Peter. Qu’a-t-il donc fait pour mériter ainsi louanges d’une part, indifférence calculée de l’autre ? Seulement son devoir, a-t-il tranché à de nombreuses reprises depuis.
Un gant chacun, une idée de Peter Norman
Le 16 octobre 1968, à la tombée de la nuit, un brouhaha s’élève dans le public de l’Estadio Olimpico Universitario. Les appareils photos crépitent plus vite, plus fort que d’habitude. Les spectateurs sont suspendus à l’instant, qu’il savent exceptionnel. L'hymne national américain retentit. Tommie Smith, magnifique vainqueur du 200m quelques heures plus tôt, brandit son poing ganté de noir. John Carlos, médaillé de bronze, en fait de même. Quand les trois médaillés descendent du podium, le public vocifère, s’époumone, traversé par la stupéfaction des uns et la haine, déjà palpable, des autres. Comment des Noirs ont-ils osé briser la quiétude olympique ? Dans ce capharnaüm, pas grand monde ne s’est soucié de Peter Norman. Il était pourtant médaillé d’argent. Il arborait un petit badge de l’OPHR (une organisation olympique qui protestait à l'époque contre la ségrégation raciale) à la poitrine, comme ses deux compères. Il venait de poser le pied dans un engrenage à la fois mortifère pour sa carrière de sportif, et lumineux pour son chemin d’homme.
L’affaire s’était en fait jouée quelques minutes avant l’entrée des trois hommes pour la cérémonie, dans les entrailles du stade olympique, comme le raconte Matt Norman. "Juste après la course, Tommie et John se sont précipités dans les couloirs du stade pour préparer leur geste, en attendant la cérémonie. Mais très vite, Tommie s’est rendu compte qu’il avait oublié sa paire de gants. Ils se sont mis à paniquer, à se demander s’ils pouvaient toujours le faire. C’est là que Peter s’est permis d’intervenir : il leur a proposé de partager la même paire de gants, celle amenée par John. Que l’un prenne le côté gauche, et l’autre le côté droit." Voilà pourquoi les deux hommes n’ont chacun qu’un poing ganté : c’est Peter Norman qui le leur a proposé. Mais son soutien ne s’arrête pas là : il insiste pour participer aussi, à son échelle, à la manifestation. "Peter leur a demandé “Est-ce que je peux vous aider d’une manière ou d’une autre ?”. Tommie et John étaient très sceptiques"
Il faut dire que le contexte n'incitait pas à la fanfaronnade : Martin Luther King, en avril 1968, et Robert Kennedy quelques mois plus tard, s’étaient fait assassiner pour s’être engagés pour la cause des Noirs en Amérique. "Ils avaient peur pour lui. Mais il a insisté. John a alors récupéré un badge, qu’il pourrait arborer sur le podium pour montrer son soutien." Pourquoi a-t-il tant tenu à prendre un tel risque ? "Peter a tout de suite compris ce qui se jouait, explique Matt Norman, qui a par ailleurs réalisé un documentaire sur son oncle et s’est beaucoup engagé pour sa réhabilitation en Australie. Il savait déjà que sa course, que sa médaille d’argent, que le sport était secondaire. Et il a rapidement compris la portée du geste de Tommie et de John. Il savait qu’il participait à un moment d’histoire, et jusqu’au bout, c’est ce dont il a été le plus fier"
Sa solidarité d’un soir pour le mouvement civique des Noirs américains n’a pas tout de suite été vilipendée en Australie. Au contraire de Tommie Smith et de John Carlos, qui ont été immédiatement virés de leur délégation et mis au ban de l’athlétisme américain pour le reste de leur vie, Peter a d'abord été épargné. Les secousses ont été progressives, et se sont faites ressentir au fil des années, insidieuses, silencieuses, mais non moins nocives. Les menaces de mort sont arrivées quelques mois après. Peter Norman a rapidement senti qu’il n’était plus en sécurité chez lui. Le coup de grâce est survenu aux JO de Munich, en 1972.
Privé de JO, tout s'effondre
Alors qu’il avait réalisé les minimas et qu’il remportait course sur course au niveau national, Norman n’est pas sélectionné. La Fédération Australienne prétend qu’il a manqué le jour des qualifications. "C’était vrai, mais le problème, c’est qu’ils avaient donné une dérogation à plein d’autres athlètes, notamment des coureurs de fond qui étaient dans la même situation que Peter : largement dominateurs dans leur discipline, mais qui avaient manqué le jour des qualifications. Peter, lui, n’a rien eu" déplore encore son neveu.
"Ça l'a détruit"
Peter Norman ne s’en remettra pas. Lui qui s’était préparé des années durant pour ce rendez-vous, lui qui s’était forgé, à force de travail (il n’avait pas de don particulier et était surtout réputé pour son extraordinaire capacité à surmonter sa souffrance), son statut de meilleur sprinteur australien et de cinquième meilleur sprinteur au monde (sur 200m) cette année-là : son rêve s’effondrait. Il a alors balancé l’athlétisme. Plus jamais il ne foulerait la piste. Gravement blessé à un tendon quelques mois plus tard (il s’était entre-temps lancé dans le football australien) il a plongé. D’abord dans une dépression sévère, puis dans l’alcoolisme. Il a divorcé, s’est éloigné de ses enfants, a développé une addiction aux anti-douleurs. Sa vie s’est transformée en cauchemar. "Ça l’a détruit", résume son neveu.
Jusqu'au bout, Tommie Smith et John Carlos l'ont admiré
Et sa blessure, ouverte par cette non-sélection et cette fin de carrière précipitée, ne s’est jamais vraiment refermée, et ce jusqu’à sa mort. En 1999, il découvre qu’il n’est même pas dans la liste des 100 meilleurs athlètes australiens du siècle alors que son record du 200m tient toujours. En 2000, l’apogée du sport australien avec la réception des Jeux Olympiques à Sydney, Peter Norman tombe des nues lorsqu’il apprend qu’il ne figure même pas parmi les invités d’honneur. "Personne ne l’avait invité. Je me souviens, c’était le jour de mon mariage. Nous étions heureux qu’il soit là, mais on aurait tous préféré qu’il soit à sa place, aux côtés des grands du sport australien. Il était très, très déçu"
Racontez à vos enfants l'histoire de Peter Norman
Il meurt en 2006 d’une crise cardiaque. Il avait 64 ans. Tommie Smith et John Carlos n’ont pas hésité une seconde : ils ont tous les deux pris leur billet et traversé deux océans pour venir rendre un dernier hommage à Peter. Durant ses dernières années, il s’était beaucoup rapproché des deux athlètes. "Ils se parlaient tous les mois, se donnaient de leurs nouvelles, raconte Matt Norman. Il y avait un lien inébranlable qui les reliait". A l’enterrement, John Carlos a prononcé un poignant discours, signe du respect et de l’admiration qu’il nourrissait à l’égard de Peter Norman : "Ce soir-là, à Mexico, je pensais voir de la peur dans ses yeux, je n'y ai vu que de l'amour. Il n'a jamais baissé la tête ni détourné le regard. Racontez à vos enfants l'histoire de Peter Norman."
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Le portrait est élogieux. Presque trop. Interrogé sur un éventuel défaut qu’aurait eu son oncle, Matt Norman a séché : « J’ai beau y repenser, je ne vois rien. A part son alcoolisme, mais est-ce vraiment un défaut ou une blessure ? » Il n’a pas non plus souhaité nous mettre en contact avec d’autres membres de la famille ou d’autres proches : lui seul aurait suffisamment de connaissances sur sa vie pour en parler légitimement. La notion d’héroïsme est aujourd’hui galvaudée. Mais il est indéniable que l’histoire recèle de personnages hors du commun. Peter Norman avait certainement ses défauts ; lui-même ne s’en cachait pas et refusait qu’on l’angélise. Mais nul ne lui enlèvera l’élégante sobriété de son soutien, ce soir d’octobre 1968, quand il a entendu tonner l’hymne américain et vu se dresser, devant lui, deux poings gantés de noir.
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