: Reportage "On est là pour qu'ils retrouvent un sens à la vie" : de Granville aux Paralympiques de Paris, la thérapie par le vélo de cyclistes handicapés
Il y a des dates qu'on n'oublie pas, encore moins quand elles ont changé votre vie. Le 22 août 2023, Patrick a été admis "totalement paralysé" au centre de rééducation du Normandy à Granville (Manche). Ses bras et ses jambes ne répondaient plus et le moindre geste du quotidien était devenu un supplice. "Quand on m'a opéré de la moelle épinière [il souffrait d'une arthrose cervicale qui l'a rendu temporairement tétraplégique], les médecins m'ont dit que j'avais une chance sur deux de ne plus jamais pouvoir marcher", se remémore le presque septuagénaire. Le retraité de 69 ans a passé cinq mois en fauteuil roulant, quasiment autant en déambulateur, et, le 1er avril 2024, il a remarché avec une canne.
Patrick fait aujourd'hui "jusqu'à 8 000 pas par jour" et s'est mis au vélo d'appartement. Avec un objectif en tête : participer au challenge du Normandy pour rejoindre en relais Paris à vélo depuis Granville. Et aussi assister samedi 7 août aux Jeux paralympiques avec une trentaine de patients passés comme lui par le centre de rééducation. "C'est important de montrer aux gens qu'après un accident, on n'est pas foutus", explique-t-il en zieutant ses compagnons d'échappée, qui testent leur vélo sur le parking du centre avant le départ, qui a eu lieu le 31 août. Certains utilisent un tricycle, quand d'autres ont opté pour un vélo couché.
Installé sur un siège à l'avant d'un vélo piloté par un soignant du centre, Yoann est le seul participant du défi à être atteint d'un handicap de naissance. L'homme de 47 ans en fauteuil roulant souffre d'une infirmité motrice cérébrale qui l'empêche de marcher. "Grâce à ce vélo pousseur, je vais pouvoir pratiquer un sport que je pensais impossible à faire. Bon, moi, je n'aurais qu'à sourire, à bénir [il travaille pour le diocèse de Coutances], mais rouler, c'est synonyme de liberté", confie celui qu'on surnomme "la mascotte du Normandy", un établissement qu'il fréquente depuis trente-quatre ans. Yoann tenait tellement à participer à la première des sept étapes (pour un total de 550 km) qu'il a manqué le mariage de sa sœur, samedi.
"On ne fait pas seulement Granville-Paris à vélo, on est là pour que les gens retrouvent un sens à la vie et pour montrer qu'il y a des choses possibles avec le handicap", résume le directeur du centre, Franck Lebon, fervent défenseur de "l'inclusion par le sport". Pour les Jeux de 2012 à Londres, il avait déjà organisé une traversée de la Manche à la voile avec plusieurs patients. Il se souvient des mots de la femme d'un malade : elle lui avait glissé au retour que son mari avait retrouvé "la joie de vivre" après cette aventure.
Réapprendre à marcher, manger ou parler
Le centre de rééducation du Normandy accueille chaque jour près de 300 patients dont la vie a basculé après un accident vasculaire cérébral (AVC), l'annonce d'une maladie dégénérative, un accident de la route ou du quotidien. Après leur hospitalisation, ils intègrent l'établissement à la journée ou pour un séjour de plusieurs mois, le temps de se reconstruire, physiquement ou psychologiquement, et de se réadapter à leur quotidien.
Certains se réapproprient une main, un bras ou une jambe meurtris, d'autres se remettent à marcher. Il y a aussi ceux qui réapprennent à manger avec une fourchette, à écrire sur une feuille, ou à compter ou à parler après un accident neurologique. Des corps abîmés et des têtes cabossées que le docteur David Forestier, chef du pôle médecine physique et réadaptation, reconstruit à l'aide du temps et du sport.
"Ces gens sont parfois oubliés de la société, et l'activité physique les rattache à ce monde par le dépassement de soi et son aspect social."
Docteur David Forestier, chef du pôle médecine physique et réadaptationà franceinfo
Sylvie a toujours fait du sport. Elle pratiquait le tennis avant sa maladie, une sclérose en plaques détectée en 2013, et aimerait trouver un club de ping-pong près de Cherbourg pour continuer à bouger. "Comme je suis en arrêt maladie, je suis dans une forme d'isolement social. Le sport me permet de me dépenser, de m'aérer", dit-elle après une session de tir à l'arc avec des flèches en caoutchouc. Bouger lui a aussi permis d'accepter son corps et cette orthèse à la jambe droite, une grosse attelle qu'elle gardera à vie. "Au début, il y a du déni, de la colère, et puis on se dit qu'on ne sera plus la même personne qu'avant. On réapprend à utiliser son corps", explique l'aide-soignante, qui regrette que les gens la regardent encore "par rapport à son physique".
Elle a vu dans la victoire d'Ugo Didier en natation, la première médaille d'or pour la France aux Jeux paralympiques après une remontée fantastique, la preuve que "quand on a la force mentale, on peut battre un adversaire plus fort". Elle parle aussi du sport comme une manière de repousser le temps et la dégradation de sa maladie dégénérative, qui la contraindra sûrement un jour à se déplacer en fauteuil roulant, ce à quoi elle n'est "pas prête".
"Le fauteuil, c'est une étape supplémentaire vers la situation de handicap"
"Le fauteuil, c'est une étape supplémentaire vers la situation de handicap. Les hommes sont des bipèdes, donc c'est comme si l'image de soi était touchée", juge le docteur David Forestier, qui tente d'expliquer aux patients que ce fauteuil peut aussi être "un moyen d'élargissement social". "Certains restent dans le refus de la maladie, de l'accident ou de l'amputation, mais ce n'est pas le plus fréquent. Pour les autres, on les laisse cheminer pour faire leur deuil."
Accepter, tourner la page, se reconstruire… Romain est en plein dedans. Dans la salle d'ergothérapie avec vue sur la mer, où un tableau affiche le compteur de médailles de la France aux Jeux et mentionne le Granville-Paris à vélo, il travaille la dextérité de sa main gauche avec de petits jeux pour enfants. Il y a un an, ce professeur en lycée professionnel s'est fait percuter par une voiture alors qu'il circulait à moto. Il a passé deux mois à l'hôpital de Caen, quatre mois au centre du Normandy et malgré les opérations, il gardera à vie des séquelles à la jambe et au bras gauche.
Romain a fait une croix sur la moto, qu'il pratiquait davantage par nécessité que par passion, mais il aimerait remonter sur une planche de surf le long des plages du Cotentin. Il ne sait ni quand ni comment. "Se fixer des objectifs trop importants, ce n'est pas être dans le présent et cela empêche de profiter des petits moments", sourit-il.
Il retrouvera ses élèves en janvier et mûrit doucement le projet de remonter sur un surf adapté. "Mais avant, il faudra voir comment je nage, remettre une combinaison", anticipe Romain. Il appréhende le sport comme une manière de s'entretenir, notamment pour prévenir l'arthrose, "car ça va mal vieillir", expose-t-il en baissant les yeux sur la longue cicatrice qui parcourt son bras. Il a aussi entendu parler du défi à vélo, comme beaucoup de patients du centre, mais pour l'instant, il s'imagine juste pédaler avec ses deux petites filles.
Si elle ne participera pas au défi, Sylvie a assuré qu'elle suivrait attentivement le défi organisé par le centre. Chaque soir jusqu'à samedi, un live après l'étape est diffusé en direct sur Facebook et dans plusieurs halls de l'établissement, rebaptisés fan zones pendant les Paralympiques. Les patients s'y retrouvent pour boire un café, feuilleter les journaux comme L'Equipe – qui consacrait ce jour-là sa une à Ugo Didier – ou regarder les épreuves diffusées sur grand écran.
Le défi, qui mobilise près de 60 soignants, a coûté 60 000 euros au Normandy. Les fonds récoltés grâce aux dons ont notamment permis de financer deux vélos adaptés, dont l'achat représente plus d'un tiers du budget. Le directeur, Franck Lebon, envisage ensuite de les utiliser pour la rééducation de ses patients. Mais aussi de les prêter à des anciens du centre, comme Caroline, 42 ans.
Cette mère de deux enfants porte une attelle noire à chaque main en raison d'une maladie dégénérative – elle fait des infarctus osseux qui nécrosent ses os – détectée il y a deux ans. C'est la première fois qu'elle remonte sur un vélo depuis, alors qu'elle en utilisait un tous les jours pour aller au travail et déposer ses deux filles à l'école. "Un rêve devient réalité. Le vélo, c'est une partie de mon quotidien, alors pouvoir en refaire, c'est une belle revanche sur la vie", explique-t-elle.
Caroline ignore comment évoluera sa maladie, mais elle ressent "l'urgence" de remonter en selle, avec un vélo adapté au niveau des freins afin de ne pas trop appuyer sur ses avant-bras qui lui font mal "tout le temps". "Il y a aussi tout ce que symbolise ce défi partagé avec des gens croisés au centre et avec qui on a noué un lien. On a partagé un moment de vulnérabilité, de faiblesse, et donc on se rapproche plus facilement", confesse Caroline.
Elle a partagé samedi la route avec Coralie, qui a passé neuf mois au Normandy après un AVC survenu il y a près de deux ans. Les premières semaines, cette femme de 37 ans ne pouvait ni parler ni écrire, et à peine manger. Elle a tout réappris au côté de son conjoint, de sa fille qui venait de naître et de ses parents, dont "le monde s'est écroulé" après l'accident. A sa sortie du centre de rééducation, elle s'est mariée. Elle s'était aussi promis de retravailler et de se fixer plein d'objectifs, dont ce défi à vélo "pour rendre fière [sa] fille". Coralie pensait qu'elle ne pédalerait que quelques kilomètres samedi. Elle a finalement parcouru les 70 km entre Granville et Saint-Hilaire-du-Harcouët.
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