: Reportage "Ça fait quoi d'être toujours médaille d'argent ?" : aux Jeux paralympiques 2024, le chambrage est une discipline à part entière
La pièce fait la taille d'une cuisine. Quelques chaises, et puis c'est tout. Les téléphones portables y sont interdits. Les entraîneurs et autres agents sont priés de rester à l'extérieur. La chambre d'appel du Stade de France, passage obligé pour les athlètes avant d'entrer sur la piste, a de quoi effrayer. Un membre de l'équipe de France paralympique, qui souhaite rester anonyme, lui a même trouvé un surnom : "l'abattoir". "C'est une sorte de huis clos, comme au théâtre. Et pendant vingt, trente ou quarante minutes, chacun fait son show jusqu'à ce que le speaker prononce votre nom, décrit-il. Plus il y a de l'enjeu, plus le théâtre est vivant, si vous voyez ce que je veux dire... Cet endroit peut te faire perdre une finale."
Aux Jeux paralympiques, aussi, tous les coups sont permis pour taquiner ses adversaires dans l'espoir de les intimider, et donc de les déstabiliser. Une pratique plus ou moins vicieuse, plus ou moins subtile, mais pas toujours jolie-jolie. "Il y en a qui savent jouer, si je puis dire, du handicap de leurs adversaires. Je ne citerai pas de nom, mais il y en a qui le font", confirme Sami El Gueddari, ancien champion de paranatation, aujourd'hui membre de l'équipe de France handisport.
"Chez nous, les T38, notre handicap peut vite nous faire partir en vrille quand quelqu'un hurle à côté, voire t'invective directement, raconte le sprinteur français Dimitri Jozwicki, atteint d'une paralysie cérébrale depuis la naissance. Même si ce n'est pas la majorité, certains n'attendent que ça, que tu dégoupilles et que tu prennes le bouillon, que tu sortes de ta bulle, et que tu arrives au départ plein de doutes."
Bagarre de mots et d'attitudes. C'est un athlète qui se plante devant vous pour faire des montées de genoux, et bruyamment si possible. C'est un adversaire qui s'asseoit volontairement sur votre chaise. C'est un compétiteur qui, exprès, tape fort contre ses cuisses, alors que vous avez besoin de calme. "Je t'ai vu à l'entraînement. Je ne te trouve pas très, très frais", a ainsi entendu au début des Jeux un athlète français de la part d'un rival étranger, au village paralympique. En NBA, on parle de "trash talking", littéralement "parler sale" en anglais. Bref, l'art de chambrer avant, pendant et après un match.
En 2017, lors des Mondiaux d'athlétisme paralympique à Londres, Dimitri Jozwicki marchait dans le long couloir du stade olympique quand il a surpris une conversation entre ses adversaires, qu'il devait affronter une poignée de secondes plus tard en séries du 100 mètres. "On se disait que tu ne devais pas faire de 400 mètres, toi. Tu 'foules' trop court, tu es bien trop petit", lui lancent-ils alors. "C'était tout à fait calculé de leur part. J'avais 20 ans à l'époque, j'étais le petit nouveau dans la discipline, se rappelle l'actuel vice-champion d'Europe. Avec les années, tu as l'habitude, tu sais qui fait quoi, tu sais qui passe son temps à vanner les autres."
"Des phrases toutes faites" pour pouvoir répondre
A la table des insolents, le nageur Andreï Kalina a son rond de serviette et sa place en bout. Le Russe de 37 ans, connu pour ses échauffements sonores, devrait remettre ça dans les bassins de la Paris La Défense Arena, à Nanterre. "En plus, il se tape le corps partout en vous regardant. C'est compliqué de ne pas y prêter attention", confie, amusé, Sami El Gueddari, qui a eu à faire à lui par le passé.
L'actuel directeur sportif de la paranatation française au sein de la Fédération handisport n'a pas non plus oublié les mimiques de l'Australien Matthew Cowdrey, l'ancienne star de la discipline. Son "truc à lui" ? Discuter le bout de gras avec les volontaires avant les courses, et suffisamment fort pour que ses concurrents tendent une oreille. "Vous les voyez ? Regardez bien, ils vont tous se battre pour choper la deuxième place derrière moi'". Le double finaliste aux Jeux paralympiques de Pékin en 2008 s'y revoit encore : "C'était tellement agaçant..."
Ces derniers mois, les dirigeants de l'équipe de France paralympique ont donc sensibilisé les athlètes, notamment celles et ceux qui découvrent l'univers des Jeux pour la première fois. "On les a prévenus, on leur a dit que ça pouvait arriver, détaille Sami El Gueddari. On leur dit que ça ne sert à rien de s'inventer un personnage, que ce n'est pas forcément utile de rentrer dans ce jeu. On leur conseille de rester eux-mêmes, d'en rire."
Ensemble, ils ont aussi débriefé des scènes, parfois mal vécues. "Untel m'a dit ça un jour : 'Qu'est-ce que j'aurais dû dire ? Qu'est-ce que j'aurais dû faire ? Qu'est-ce que j'aurais dû répondre ?'" Des coachs et des membres de la fédération se sont donc creusés les méninges pour pondre une petite liste de "phrases toutes faites, en anglais", à dégainer au bon moment.
Si besoin, il y a aussi le téléphone de Delphine Picoty, la préparatrice mentale des équipes de France de paracyclisme, de rugby fauteuil et de para-athlétisme. "Les athlètes que j'accompagne à l'année savent qu'ils peuvent m'appeler ou m'écrire même une heure avant leur course, raconte-t-elle. S'ils sont pris par le stress, il me suffit juste de leur rappeler un mot, un geste, ou une image pour qu'ils se recentrent. C'est une sorte de code confidentiel qui n'appartient qu'à eux. C'est l'avantage du gros travail qui est réalisé en amont, et qui est adapté à chacun." Rien que depuis le début des Jeux paralympiques, ils sont une vingtaine à l'avoir déjà sollicitée.
"Il y a un athlète pour qui une tape sur l'épaule veut dire beaucoup de choses. C'est comme un déclic."
Delphine Picoty, préparatrice mentaleà franceinfo
Certains Français se débrouillent très bien tous seuls. "Personnellement, je n'ai jamais la volonté de déconcentrer mes adversaires, promet Dimitri Jozwicki. Mais s'ils me provoquent, je réponds. Quand il y en a un qui gueule fort, je gueule encore plus fort." Plusieurs témoins ont ainsi déjà entendu le pongiste Fabien Lamirault en train d'asticoter gentiment son rival de toujours, le Polonais Rafal Czuper, qu'il a déjà battu en finale du simple en 2016 à Rio et en 2021 à Tokyo. "Je sais qu'il lui a répété à plusieurs reprises : 'Alors, ça fait quoi d'être toujours médaille d'argent ?'", sourit Sami El Gueddari.
"Lui, ça va aller à côté"
Jusque-là préservé, le cécifoot fait lui aussi son entrée sur le terrain du chambrage. "Il y a des attitudes qu'on associe généralement au foot traditionnel qui arrivent chez nous depuis quelques temps", constate Gaël Rivière, milieu de terrain de l'équipe de France. C'est par exemple le gardien de but, voyant, qui lâche un discret "lui, ça va aller à côté" au joueur adverse, malvoyant, qui s'apprête à tirer un penalty. "Quand tu t'approches du ballon, forcément tu y penses. Et ça, c'est assez nouveau." Parmi les équipes "joueuses", Gaël Rivière s'empresse de citer l'Espagne, les Sud-Américains, ou encore la Turquie, que les Bleus affrontent en poule, mardi 3 septembre.
"Comme dans tous les sports, il peut y avoir des rivalités, embraie Michael Jeremiasz, chef de mission de la délégation française pour les Jeux paralympiques 2024, et quadruple médaillé paralympique de tennis fauteuil. Mais globalement, on se connaît tous et on s'apprécie. Entre nous, on passe notre temps à faire des blagues, à se foutre de la gueule du handicap des uns et des autres." Un para-athlète qui nage sans bras ? "On fait semblant de lui envoyer une bouée de sauvetage". Les sports ne sont pas non plus épargnés. La boccia ? "Il ne manque que le béret et le verre de Ricard pour que ce soit un vrai sport."
Rien n'est répréhensible, mais il y a des limites : "L'humiliation, c'est non", assure Michael Jeremiasz. "Je n'ai jamais entendu des insultes mais si ça m'arrivait, franchement, ça ne passerait pas", promet Dimitri Jozwicki. "Il y en a qui peuvent insulter, mais c'est quand même assez léger, ce n'est pas la norme, recadre pour sa part Sami El Gueddari. Et puis se moquer du handicap de son adversaire, ce serait se moquer du sien." Et donc, en quelque sorte, marquer contre son propre camp.
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