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Philippe Rondot, mort d'un "maître espion" à la française

Le général, mort à l'âge de 81 ans, souhaitait garder le silence sur sa disparition le plus longtemps possible. Il a été inhumé samedi. Retour sur son parcours hors norme.

Article rédigé par Hervé Brusini
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 20min
Le général Philippe Rondot à Paris, le 11 juin 2007. (MARTIN BUREAU / AFP)

Philipe Rondot avait laissé des instructions précises en cas de décès : ni fleurs, ni couronnes et surtout garder le silence sur sa disparition le plus longtemps possible. Voilà qui lui ressemble bien. Intransigeant jusqu’avec lui-même, l’homme de l’ombre, inhumé samedi 30 décembre à Fléty (Nièvre), a voulu s’effacer sans tambour ni décoration. Il fut pourtant l’un des seuls agents des services secrets français réellement connu. Et pour cause : terrorisme, guerre, il a accompagné toute la violence du monde durant près de trente ans. Celui qu’on surnomma "maître espion" était tout en rectitude, tant physique que morale.

Cet agent secret était hors norme. Rien à voir avec ces personnages de l’ombre qui ont jalonné l’histoire de la Ve République, avec valises de billets et grosses commissions pour cause de frais somptuaires. Rien à voir non plus avec les turpitudes d’une "Françafrique" ou d’une barbouzerie avide de coups tordus et de microtage de canard. 

Un pédagogue

Philippe Rondot était un homme complexe, silencieux et disert, discipliné et désobéissant, discret mais propulsé au centre de l'actualité et de ses fulgurances. Un gaulliste pur et dur, volontiers collaborateur des gouvernements de gauche. Bref, un maître espion à la française. Précisément, un Saint-Cyrien entièrement fait de rationalité, de sens du devoir. Un étrange mélange de discipline et de rébellion, capable de dire son fait à un ministre, de loger une balle en cœur de cible à 100 mètres, d’aimer l’adrénaline d’un saut en parachute ou de garder irrémédiablement le silence sur quelques secrets d’Etat. Ce silence lui-même était hors norme.

Ils sont rares, en effet, les agents secrets à avoir écrit des ouvrages dans la collection "Que sais-je ?". Philippe Rondot en a rédigé deux, l’un sur l’Irak et l’autre consacré à la Syrie. Ils sont encore plus rares à avoir tenu une chronique sur France Culture en pleine vague d’attentats à Paris, dans les années 1980. Philippe Rondot expliquait alors, à la radio, la complexité des Proche et Moyen-Orient. Il est vrai qu’à l’époque, l’homme se présentait comme un spécialiste, un expert et rien de plus. Un mensonge par omission dont il pouvait être friand, l’œil gourmand. Métier oblige, surtout lorsqu’il s’accompagne d’une réelle volonté d’expliquer.

Décidément, ils sont rares les agents secrets qui affectionnent ainsi la pédagogie en temps réel de la violence du monde. Et cela dans tous les médias. Même à la télévision, on vit Philippe Rondot exposer les tenants et aboutissants de l’écheveau libanais à la fin des années 1970. Toujours en tant que simple spécialiste. Il est vrai qu’il était aussi universitaire. Mais il appartenait pourtant bel et bien au monde du renseignement, celui où l’on ne parle pas.

Agent secret de père en fils

Pierre Rondot a marqué, guidé, orienté la vie de son fils Philippe. Arabophone, remarquablement cultivé, il avait en quelque sorte mis en place la structure du renseignement français au Proche-Orient. En Palestine, chez les Kurdes, en Turquie… le nom de Pierre Rondot était connu. L’homme était respecté et son ouvrage consacré à l’islam reste encore aujourd’hui une source documentaire de premier ordre. Avec un tel père, on n’échappe à son destin de soldat, de serviteur de l’Etat, mais avec cette dose de désobéissance qui définit la singularité d’un caractère.

Alors que Philippe était encore un tout jeune garçon, son père entreprit de lui offrir un jeune chiot. Mais le cadeau ne s’arrêtait pas là. "Désormais, tu devras écrire chaque jour les pages de ta vie. Tu peux commencer avec l’arrivée de ton nouveau compagnon", ajouta le paternel. Et c’est ainsi que le jeune Philippe devint l’écrivain des fameux carnets qui, bien des années plus tard, lui ont valu de gros ennuis.

Pour Pierre, c’était une évidence de la profession. Une sorte d’archives de soi. Il fallait toujours savoir avec qui l’on avait conversé, ce qui s’était dit et dans quel climat s’était tenu l’échange. Comme un b.a.-ba. Une mémoire de ses faits et gestes consultable à tous moments, écrite en pattes de mouche et à grands coups d’abréviations où un président de la République devient un PR.

Près de quarante années de tensions

Des années 1970 au début des années 2000, il eut à connaître à peu près toutes les tensions de l’époque. Cette sorte d’omniprésence est probablement due à une étrangeté de son parcours. Il fut le seul militaire au service de la DST (la Direction de la surveillance du territoire, devenue la DGSI), une institution civile. Mais contraint et forcé. En effet, en 1965, Philippe Rondot était chez les militaires. Il avait fait son entrée au service action du SDECE, l’ancêtre de la DGSE. Le grand patron, Alexandre de Marenches, le remarque et bientôt de nombreuses missions lui sont confiées.

Dans les années 1970, un certain Ilich Ramirez Sanchez, alias Carlos, se fait connaître à coups de bombes et d’armes de poing à Paris, en Allemagne aussi. Rondot et son meilleur ami dans le service avaient pourtant été chargés de repérer celui qui fut surnommé "Le Chacal" à Caracas, afin de l’éliminer. Mais, au dernier moment, un contre-ordre était tombé depuis l’Elysée, de Valéry Giscard d’Estaing. L’opération fut stoppée. Ce n’était que partie remise. D’autant que deux inspecteurs de la DST avaient été tués lors d’une fusillade rue Toullier, à Paris, le 27 juin 1975. Un troisième policier était grièvement blessé.

De quoi nourrir pour longtemps le désir de vengeance du service de la sécurité intérieure. Ainsi que la détermination de celui dont la mission avait été interrompue. Ce sera la veille d’un 15 août, en 1994, que l’agent Rondot finira par arrêter sa proie. Après l’avoir suivi, presque escorté dans des boîtes de nuit, après avoir mis en place un stratagème incluant les Américains de la CIA et le leader soudanais Hassan Al-Tourabi, Philippe Rondot s’entend dire par Carlos, au décollage de Khartoum : "Good job."

Un homme à la une de la presse...

Vingt ans plus tôt, en 1975, Rondot se trouve à Bucarest. Il est chef de poste adjoint du SDECE. Et voilà qu’il disparaît des écrans radar de son service. Cela lui vaudra d’être mis à l’écart. On le suspecte d’avoir été "retourné" par la Securitate roumaine. Une embrouille demeurée longtemps sans réelle clarification. Rondot racontait parfois qu’il s’était certes évaporé, mais pour trouver en toute discrétion un appartement pour lui et sa compagne Michelle.

Après quelque temps passé au CAP (le Centre d’analyse et de prévision), une structure de réflexion du Quai d’Orsay, Philippe Rondot rejoint la DST. Ou comment un militaire débarque chez les policiers, au moment même où Paris va connaître d’incessantes vagues d’attentats, venus pour la plupart du Proche-Orient. C’est le début d’une succession de crises, de drames humains. Le nom de Philippe Rondot, acteur central de l’antiterrorisme, apparaît peu à peu à la une.

Abou Nidal fait mitrailler le restaurant de Jo Goldenberg, rue des Rosiers, le 9 août 1982. L’homme des services connaît grâce à son père le leader sanguinaire du FPLP. Il obtient d’Abou Nidal qu’il cesse ses opérations sur le territoire français. En 1985 et 1986, la capitale est secouée par des attentats dans le métro et les grands magasins. Philippe Rondot fait partie de l’équipe qui traite le dossier. L’islam radical est à la manœuvre. Celui-là vient d’Iran et recrute tous azimuts. La tension entre les deux pays atteindra son paroxysme avec ce qu’on a appelé la "guerre des ambassades". Le traducteur Wahid Gordji a laissé son nom comme une marque de fabrique attribuée à cet épisode tragico-rocambolesque.

... devenu spécialiste des prises d'otages

Un autre va suivre, non moins stupéfiant. En 1987, ils étaient huit touristes sans le sou à avoir décidé d’un voyage un peu fou sur une embarcation de fortune, le Silco. Parmi eux, une Française et son compagnon belge. Ils se retrouvent aux mains d’Abou Nidal, encore lui. Dépêché à Beyrouth, Philippe Rondot obtient la libération des otages, en 1990. Parmi eux, Jacqueline Valente est saine et sauve, avec le bébé qu’elle a eu de l’un de ses ravisseurs. Quant à Michelle Rondot, elle s’occupe de la petite famille.

Le Liban sera le creuset de bien des dossiers traités par la recrue militaire de la DST. Des diverses tentatives de récupération du corps de l’otage Michel Seurat aux multiples interventions pour secourir les diplomates et journalistes détenus dans les geôles du Hezbollah, Philippe Rondot fait jouer ses réseaux, va au contact. Et se heurte à un autre émissaire de l’ombre. Un Français : Jean-Charles Marchiani, préfet, ancien des services, homme-lige du ministre de l’Intérieur Charles Pasqua. Ses méthodes sont des plus particulières et parfois assez musclées. La légende veut qu’un jour, à l’aéroport de Tripoli, l’équipe de Marchiani a fait face à celle de Rondot. On aurait même sorti les armes, histoire de jouer l’intimidation réciproque. Le Corse aurait fini par lâcher prise...

La prise d’otages devint l’une des spécialités de l’agent Rondot. Dans les années 2000, il intervient de façon retentissante pour les journalistes Christian Chesnot et Georges Malbrunot. Il jouera aussi un rôle dans le cas de Florence Aubenas, libérée en juin 2005. L’agent éprouve du respect pour les femmes et les hommes de presse. Après coup, les uns et les autres restent en contact avec lui.

L'émergence d'une légende

D’autres épisodes ont nourri peu à peu une sorte de légende, qui s’est constituée malgré l’intéressé. Avec avion, sous-marin et Zodiac, l’exfiltration du général Aoun de l’ambassade de France à Beyrouth en août 1991 eut des allures de film à la James Bond. Dans une salle du Quai d’Orsay, le ministre Roland Dumas put suivre en direct toute l’opération. De l’inédit pour la France. Philippe Rondot en fut le concepteur et l’acteur.

Et puis, il y eut aussi l’Algérie et le GIA (Groupe islamique armé). La terrible fin des moines de Tibhirine en mars 1996. Les réunions de toutes sortes et au plus haut niveau se multipliaient alors qu’on ignorait tout du sort des hommes d’Eglise. Philippe Rondot était chaque jour davantage en colère. A ses yeux, on perdait un temps précieux en parlottes inefficaces. Il offrit de remplacer les otages dans une future négociation qu’il entamerait avec les ravisseurs. S'ensuivit un refus compréhensible des autorités…

Quatre mois plus tard, en juillet, l’émir du GIA, Djamel Zitouni, était tué. Pour Rondot, c’était bien l’un des principaux responsables de la tuerie qui venait d’être ainsi frappé. Mais des contre-enquêtes se sont fait entendre, des critiques, et finalement une polémique, ont ouvert la possibilité d’une autre version. La mort des moines n’était-elle pas plutôt le résultat d’une épouvantable bavure de l’armée algérienne ? Des tirs d’hélicoptère qui auraient décimé les résidents de Tibhirine ? Philippe Rondot ne croyait guère à cette hypothèse. On l’accusa de collusion avec les services algériens.

De même dans les Balkans. La traque des criminels de guerre serbes restait entachée, selon beaucoup, d’une histoire de relations privilégiées qui visaient en définitive à protéger les personnes recherchées. Les services français étaient là encore sévèrement questionnés. De fait, dès que Philippe Rondot reçut l’ordre d’intervenir à partir de 1997, les événements prirent une autre tournure. Alors en période de cohabitation, Jacques Chirac et son ministre de la Défense savaient que le règlement de la question des criminels de guerre devenait une condition majeure du retour à la paix. Et c’est donc à Philippe Rondot que l’on fit appel.

Tâtonnements divers au démarrage, puis mise en œuvre d’un dialogue entre toutes les parties prenantes, l’agent français commença à obtenir de réels succès à partir de 1998. Plusieurs criminels furent arrêtés. Avec les criminels croates recherchés, ce fut encore plus délicat. En particulier, dans le cas du général Ante Gotovina. Ce Croate était également de nationalité française. Il possédait un lourd passé de gros bras évoluant dans les sphères de l’extrême droite. Inculpé par le TPIY, le tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, il bénéficia malgré tout d’une aide de la part des Français de l’ambassade.

Après quatre ans de cavale, Gotovina finit par être appréhendé. Un soulagement pour Rondot, qui n’avait pas ménagé ses efforts pour mettre un terme à cette histoire pesante. Là encore, les critiques, les accusations n’ont pas manqué. Mais ce n’était pour Rondot que l’avant-goût d’une tempête baptisée Clearstream.

L'affaire Clearstream

En 2004, Philippe Rondot est filmé sortant de son appartement, encadré par des policiers et une foule de journalistes. Le commentaire s’imposa tout naturellement sous la plume de la presse. Cette fois, "l’homme de l’ombre était exposé au grand jour", et même dans une lumière quasi aveuglante. Le scandale prenait des allures de farce impliquant tout le gratin du personnel politique de l’époque, de même qu’un magistrat réputé et un haut responsable des services.

Mais la star du moment, ce fut bien lui, Philippe Rondot. C’est son ami Jean-Louis Gergorin, un ancien du CAP, qui lui avait remis les "fichiers". De fait, dans cette invraisemblable affaire de listings grossièrement trafiqués, il était le seul à apporter des éléments tangibles. Les fameux "carnets du général Rondot" devenaient à la fois la source à laquelle chacun se référait, mais aussi, la preuve qu’un maître espion pouvait être un maniaque de la prise de notes intempestive. Les perquisitions s’enchaînaient. Dans la maison familiale du Morvan, les enquêteurs cherchèrent à savoir si, par hasard, rien d’important n’était caché dans le caveau des Rondot.

Sur les images, celui que l’on présentait comme un général vétéran des services tentait de faire bonne figure, en arborant un sourire forcé. Mais bientôt, le sourire disparut. Seule demeurait la raideur du personnage. Philippe Rondot était sous le choc. Fortement atteint par ce qu’il vivait comme un déshonneur. Le récit du dossier tournait en boucle dans sa tête. Dans les gares entre Paris et le Morvan, il voyait le Rondot des carnets de Clearstream affiché à la devanture des kiosques.

Un officier "au service de l'Etat"

Au procès, le général Rondot affirma clairement ce qu’il avait sur le cœur : "En France, les militaires ne jouissent pas d'une réputation extraordinaire. Mais quand même, je n'ai pas un QI de pétoncle, j'ai agi comme officier de renseignement... Mes méthodes sont peut-être atypiques, mais je ne suis pas un électron libre... Je suis un officier de renseignement au service de l'Etat. J'ai toujours été persuadé que [cette enquête] avait été commandé[e] par le chef de l'Etat, sinon je ne l'aurais pas faite."

L’expression restait mesurée, malgré la colère et le dépit. Le "pétoncle" avait été préparé de longue date. L’agent au service de la République : le général disait ainsi à sa manière qu’il n’était pas le Rantanplan décrit par certaines caricatures. Oui il s’était laissé berner, oui il avait voulu explorer la piste de l’informaticien Lahoud. Après tout, il était peut-être "susceptible d’apporter des explications sur le financement des réseaux islamiques". Philippe Rondot avait alors à l’esprit tous les moyens permettant de stopper les activités de Ben Laden.

Finalement, la justice n’eut rien à retenir contre lui. Désormais, il ne lui restait qu’une issue, comme une retraite au sens militaire : le Morvan, le berceau familial. Là-bas, un gigantesque travail l’attendait. Il se l’était fixé. Il lui fallait reconstituer les carnets saisis par la justice. Jour après jour, année après année, Philippe Rondot rafraîchissait ses archives, il retrouvait sa mémoire. Un peu à la façon du héros de Légendes, le livre de Robert Littell : Martin Odum ne sait plus trop qui il est parmi tous les personnages qu’il fut durant sa carrière d’espion.

En fait, pour Rondot, il s’agissait seulement de retrouvailles avec tous ces événements qui avaient fait son histoire. C’était pour lui comme un impératif. En rassemblant les dates, les souvenirs, les coupures de presse, il se reconnaissait. Il voyait à nouveau ce qui avait constamment guidé les choix de sa vie, le choix d’une rectitude qu’il était seul à définir à chaque instant.

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