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RECIT FRANCEINFO. Leurs frères, leurs sœurs sont partis faire le jihad en Syrie : ils racontent comment leur vie a changé

Violaine Jaussent le dimanche 23 octobre 2016

Illustration de Pascale Boudeville. (PASCALE BOUDEVILLE / FRANCEINFO)

Ils s'appellent Solène*, Fouad et Amine. Ils vivent à des centaines de kilomètres les uns des autres. Ils ont pourtant beaucoup en commun : un jour de l'année 2014, leur frère ou leur sœur sont partis en Syrie, pour rejoindre les rangs du groupe Etat islamique (EI), ou d'organisations terroristes rivales. Chaque départ a fait basculer la vie de famille. Solène, Fouad et Amine se sont confiés à franceinfo. Ils vivent aujourd'hui dans la peur et sous le regard accusateur de la société. Comme des pestiférés. Ceux qui n'ont pas vécu cela ne peuvent pas comprendre.

"Quand des sœurs concernées parlent de leur frère, j’ai l'impression qu'elles parlent de mon frère… On a l'impression de se connaître depuis toujours. Entre nous, on arrive à poser les mêmes mots sur une même souffrance", explique Solène. Son frère, Marc*, âgé de 28 ans, a deux ans de moins qu'elle. Il est parti en Syrie en février 2014. Pour surmonter ce départ, Solène a cherché du réconfort auprès d'une association. Ce qui lui a permis de rencontrer deux femmes qui vivent la même situation. Elle a tissé un lien avec elles. C'est le fil auquel elle se raccroche. Une deuxième famille, alors qu'une partie de la sienne, oncles et tantes, lui a tourné le dos. "Ils ne comprennent pas pourquoi on l'aime encore. Même si aujourd'hui j'en paie les pots cassés, moi je n'ai pas honte de dire que j'aime mon frère", assène la trentenaire avec son accent de Midi-Pyrénées. Tant pis pour ceux à qui cela ne plaît pas.

"J'ai l'impression d'avoir une étiquette sur le front"

Illsutration de Pascale Boudeville (PASCALE BOUDEVILLE / FRANCEINFO)

Solène a longtemps été angoissée rien qu'à l'idée d'aller chercher le pain. Elle sort moins, voire plus du tout à certaines périodes. "Dans le village où j'habite, tout le monde se connaît. Dans les grandes surfaces, les gens que je croise baissent la tête. J'ai l'impression d'avoir une étiquette sur le front." Cette étiquette lui colle aussi à la peau au travail. "On m'a dit : 'On ne veut pas de la sœur d'un terroriste.'"

Solène s'en va, trouve un autre emploi, mais, fragilisée, se met en arrêt maladie. "Je cherche toujours un emploi dans ma branche, la vente, mais j'essuie beaucoup de refus. Je sais que c'est lié à mon frère." Elle est embauchée ailleurs. Elle fait des ménages. La solution devait être provisoire, elle est devenue pérenne. 

Le travail lui permet de sortir la tête de l'eau. Elle consulte une psychologue. Et puis, récemment, elle a décidé d'arrêter d'avoir honte. "Je ne veux plus me cacher derrière de fausses excuses. Lors de ma dernière crise d'angoisse au boulot, j'ai expliqué à mes collègues que c'était parce que mon frère était en Syrie."

Sa vie conjugale connaît des soubresauts. Lorsque son mari lui propose de partir en week-end en Espagne, elle refuse. "Pour moi, c'était inconcevable, car on n'avait pas internet, donc je ne pouvais pas communiquer avec mon frère", justifie-t-elle. Un jour, son mari craque : "J'ai l'impression que tu ne vis plus que pour ton frère, qu'il n'y a plus que toi et ton frère. Il n'y a plus toi et moi." Solène entend le message. Aujourd'hui, elle parle moins de Marc à son mari. "J'ai compris que c'était dur pour lui."

Le couple de Fouad, 39 ans, n'a pas résisté au départ de sa petite sœur. Nora a rejoint la Syrie le 22 janvier 2014. Elle allait avoir 16 ans. D'une voix basse, saccadée, cet habitant d'Avignon (Vaucluse) confie qu'il a dû revenir vivre chez ses parents. Ils sont très affectés par le départ de leur fille, tout comme le reste de la fratrie. "Le plus horrible est d'entendre sa mère pleurer la nuit et d'être impuissant, témoigne-t-il. On est une famille très fusionnelle. On écoutait Nora, on la surprotégeait. On s'est fait avoir. C'est pour ça que je dis que si ça nous est arrivé à nous, ça peut arriver à n'importe qui." Lui non plus ne prend plus de vacances, et parfois ne dort pas la nuit.

Ce bouleversement, Amine l'a également connu, avec le départ de Leïla*, d'un an et demi son aînée. "Ma famille a été très affectée", raconte ce Roubaisien, d'un ton très mature pour ses 20 ans. "C'est une histoire trop lourde, pesante." Il marque une pause. "On s'est bien intégrés en France, notre famille a une bonne image… Notre mère nous a élevés seule, l'éducation qu'on a reçue était très stricte. Ça a été une claque, car on n'a jamais été une famille à problèmes."

"On communique via WhatsApp ou Telegram"

Illustration de Pascale Boudeville (PASCALE BOUDEVILLE / FRANCEINFO)

"Avant, notre relation était simple. Enfants, on était très fusionnels… On s'habillait pareil !" s'exclame Amine, avec de la joie dans la voix. "Aujourd'hui, j'ai l'impression de parler à quelqu'un d'autre… Je ne ressens plus un échange de frère à sœur. C'est un échange de personne à personne. C'est ambigu et compliqué de déterminer ce qu'elle représente pour moi et ce que je représente pour elle", confie-t-il avec une pointe d'amertume.

Amine est en licence de droit. "J'avoue avoir raté des cours pour étudier certains points…" Le jeune homme cherchait à comprendre ce que sa sœur était partie chercher "au pays du Cham". "J'ai tenté de trouver les mots pour la convaincre de revenir, lui dire que Daech est une grosse blague." Sans succès.

D'après ce qu'Amine sait, Leïla a fondé une famille en Syrie. Elle déménage souvent. Elle vit dans des maisons abandonnées par des Syriens ayant fui la guerre. Son mari part au combat, elle le revoit toutes les deux à trois semaines. "'Ainsi va la vie', c'est ce qu'elle nous dit… Elle est convaincue que c'est la bonne voie. C'est pourquoi je considère que c'est un engagement idéologique, mais pas un endoctrinement." Leïla donne de ses nouvelles à peu près tous les trois mois. "On communique via WhatsApp, car ses comptes Facebook et Twitter sont bloqués. Souvent, ce sont des messages audio", explique Amine.

Nora, elle, contacte son frère Fouad via WhatsApp ou Telegram. "Elle dit : 'Salam ça va, je vais bien.' Et c'est tout", raconte Fouad. Quant à Marc, il appelle Solène, mais ni très longtemps ni très souvent. "Je lui parle et on rigole des mêmes conneries, dit-elle. Pour moi, il est toujours le même… hormis qu'il est devenu terroriste, entre guillemets. On débat sans se disputer. Parfois je le titille un peu et je lui dis : 'En tant que mécréante…' Alors il se met en colère. Il me dit : 'Non, ma famille c'est pas des mécréants.'" Elle se souvient de leur dernière conversation et rit. "Il me parle aussi de ses enfants, de la première dent de sa fille", ajoute-t-elle avec tendresse. Puis elle reprend un air grave. Marc craint pour la vie de sa famille en Syrie. "Il nous dit que le gouvernement localise les appels pour leur envoyer des bombes", souffle Solène. Elle prend soin de ne pas trop en dire.

Cet été, les appels de Marc se sont faits plus rares. Cela n'a pas toujours été le cas. Avant que l'EI ne coupe internet dans les domiciles, à l'été 2015, Solène parlait quotidiennement avec son frère. A tel point qu'un jour, un ami lui a dit : "On dirait que tu ne te rends pas compte qu'il est en Syrie…" "C'est vrai que je ne faisais pas attention, j'avais presque l'impression qu'il était encore chez lui…" confie-t-elle. Son mari se résigne à la laisser partir : "Si tu es si malheureuse que ça, tu prends tes affaires et tu vas rejoindre ton frère. S'il n'y a que ça qui peut te rendre heureuse…" "Au départ, je me suis dit : 'ben ouais'." Elle en parle à Marc. Il s'y oppose : "Ne viens pas, c'est trop dangereux." La peur la paralyse. Elle pense à ses parents et renonce à partir. Mais cette conversation est un électrochoc.

"Omar Omsen m'a dit : 'Ta sœur, c'est comme ma petite fille'"

Illustration de Pascale Boudeville (PASCALE BOUDEVILLE / FRANCEINFO)

Pas d'hésitation en revanche pour Fouad, qui a franchi le pas et a tenté de ramener sa sœur Nora à Avignon. C'était à la fin de l'hiver 2014. Il essaie une première fois d'entrer en Syrie, mais échoue à la frontière turque. Quelques jours plus tard, il lit par hasard un article de L'Obs sur Omar Omsen. Ce dernier parle d'une jeune fille. Fouad comprend qu'il s'agit de sa sœur. Omar Omsen, de son vrai nom Omar Diaby, est un Niçois de 40 ans. Il a recruté des dizaines de Français au sein de sa katiba (brigade), Firkatul Ghuraba, liée dans un premier temps à Al-Qaïda. Il s'est fait passer pour mort en août 2015, avant de réapparaître huit mois plus tard, et de se laisser filmer par France 2.

Fouad contacte Omar Omsen sur Facebook. Le jihadiste l'invite chez lui en Syrie. Fouad accepte. Sur place, il découvre la vie de la katiba. "J'étais dans un village où il y avait des rôtisseries, des marchands ambulants. Rien à voir avec la guerre ou ce qu'on voyait à la télé. Il y avait des Ouzbeks, des Chinois, des Anglais, des Blacks, des Syriens, des Français convertis… Le monde entier était concentré dans ce patelin !" décrit Fouad. Certains lui proposent d'aller manger une pizza. "Ici, on est comme en France", disent-ils. Quand ils partent avec leurs kalachnikovs sous le bras, ils expliquent à Fouad : "Faut pas t'inquiéter, c'est comme si on avait des sacs à main." Omar Omsen vit dans une villa, Nora dans un immeuble non loin. "Je prends toujours des bonbons parce qu'elle aime bien ça. Ta sœur, c'est comme ma petite fille", lance-t-il à Fouad avant de lui rendre visite.

Fouad retrouve sa sœur dans une pièce surveillée par une caméra. "Je la voyais, je la touchais, mais je n'arrivais pas à y croire… C'était très fort, se souvient-il, les larmes aux yeux. On avait du mal à croire qu'on était ensemble." Il lui demande d'ôter son niqab, pour voir son visage. "Elle avait le visage enflé, le teint jauni. Elle était horrible à voir." Il lui dit : "C'est bon, tu rentres avec moi." "Et là, elle change de comportement. Elle fait non de la tête, elle se tape la tête contre le mur et répète : 'Je peux pas, je peux pas.' Je me retourne et je vois une caméra avec un point rouge qui clignote. Et là je comprends ce qui se passe." Omar Omsen et son bras droit font irruption dans la pièce. Le premier s'adresse à Fouad : "Maintenant il est tard, on y va, on reviendra demain."

Mais le lendemain, pas de Nora. Fouad découvre l'envers du décor. "On m'a emmené loin, dans une maison. On m'a mis tout nu. On m'a fouillé. On m'a donné un genre de pantalon vert et un tee-shirt vert. On m'a mis une cagoule et on m'a placé en face d'un mur. Personne ne parlait avec moi. Dès que j'essayais de bouger, la personne qui me surveillait prenait ma main et la posait sur son pistolet, relate-t-il. Omar Omsen avait l'air d'être humain. Mais ce n'était que manipulation !" Fouad raconte que le chef jihadiste a voulu se servir de lui pour faire une vidéo. De la propagande sur un frère qui vient chercher sa sœur et qui, finalement, "guidé", décide de rester dans ses troupes. Fouad échappe à ce dessein. Il réussit à rejoindre la Turquie et à rentrer en France, mais sans sa sœur.

"J'ai fait un choix entre ma sœur et la France"

Illustration de Pascale Boudeville (PASCALE BOUDEVILLE / FRANCEINFO)

Aller ou pas en Syrie : Amine ne s'est jamais posé la question. "J'ai vite dépassé l'étape de l'émotion. J'ai considéré que ma sœur jouait un double jeu… Elle a choisi son camp. C'est un choix que je respecte, mais que je ne cautionne pas", assène-t-il. Il va plus loin : "J'ai fait un choix entre elle et la France." Il a donc choisi la seconde.

Un choix auquel Solène ne s'est pas résolue. "Ils nous pressent comme des citrons pour avoir la moindre information ! Je ne coopère pas du tout, je le leur fais savoir et je ne mâche pas mes mots ! Quand ils me demandent si Untel est avec mon frère ou ce qu'il me raconte, je leur réponds : 'Ecoutez, il m'a dit que ma nièce avait eu deux dents…'" Solène assure ne pas en savoir davantage. Et surtout, elle déplore un échange à sens unique avec les renseignements, en particulier sur l'identité des personnes qui ont recruté son frère.

Pour la jeune femme, c'est clair : Fabien Clain est le responsable de la radicalisation de Marc. Elle en prend conscience peu après le 13 novembre 2015. Ce Français est identifié comme étant l'une des voix de l'EI, celle qu'on entend dans le message de revendication des attentats de Paris et Saint-Denis. Le portrait de Fabien Clain est alors diffusé dans tous les médias. "Quand j'ai vu sa tête, j'ai tout de suite compris." Solène fait le rapprochement avec l'homme qu'elle a souvent croisé sur des marchés, quand elle rendait visite à son frère. A cette époque, Fabien Clain et son frère Jean-Michel vendaient des calendriers et des produits de beauté "halal" achetés à l'étranger. "Quand j'ai réalisé que je le connaissais et que j'étais une bonne cliente, j'ai appelé les renseignements. Je leur ai dit : 'Maintenant, c'est moi qui vais vous poser des questions !'"

Le 13 novembre 2015 marque aussi un tournant pour Amine. "La première question qu'on se pose, c'est : 'Est-ce que ma sœur est parmi ceux qui se sont fait exploser ?'" Il se pose à nouveau la question le 14 juillet, au moment de l'attentat de Nice. Il dit qu'il se la posera tant qu'il y aura des attentats en France. Avant de se raviser : "Je ne pense pas que Leïla aurait le courage de commettre des actes en France. Elle ne voudrait rien faire, par respect. Elle a encore de l'affection pour nous, pour la famille." Solène, elle aussi, est convaincue que son frère ne fera rien. Fouad n'y pense même pas. Depuis l'attentat de Nice, il est juste "démoralisé" et "choqué".

"Agir plutôt que subir sans réagir"

Illustration de Pascale Boudeville (PASCALE BOUDEVILLE / FRANCEINFO)

"On n'a rien demandé et on n'a rien à voir avec les jihadistes… C'est important d'être écouté et entendu", insiste Amine, qui essaie de développer des initiatives citoyennes. En avril il a interpellé Manuel Valls en marge d'un colloque sur "la montée de l'islamisme radical". Puis, après l'attentat du 14 juillet à Nice, il a lancé une pétition pour que François Hollande remette la Légion d'honneur à Gwenaël, Franck et Alexandre, trois hommes qui, au péril de leur vie, ont tenté d'arrêter la course meurtrière du camion. Il a réussi à recueillir près de 50 000 signatures. "Quand j'écoute le discours de ma sœur, le discours de Daech, ils cherchent justement à nous diviser. De ce point de vue-là, ils ont gagné. Alors il y a deux solutions : soit on rentre dans ce discours défaitiste, soit on prend nos responsabilités de citoyens", argue-t-il.

Comme Amine, Fouad et Solène tentent de transformer cette douloureuse expérience en quelque chose de positif. Mais ils ont du mal à imaginer la suite. Un éventuel retour les préoccupe. Solène craint un passage "obligé" par la case prison, et en vient à préférer qu'il reste en Syrie. "Il vaut mieux qu'il profite de sa famille et du semblant de vie normale qu'il a là-bas. En France, il ira en prison pendant vingt ans, ses enfants seront placés… Qu'il reste ou qu'il revienne, dans les deux cas, sa vie est foutue et la nôtre aussi." Elle ajoute : "J'essaie d'accepter que je ne le reverrai peut-être jamais." 

Fouad préfère garder espoir, et s'accroche à l'image qu'il a gardée de sa petite sœur avant son départ. "On sait qu'elle va être différente, que ça va être dur pour elle de reprendre une vie normale, mais on sera toujours là pour elle. Quoi qu'il arrive. On ne l'abandonnera jamais." Il lutte contre les départs en Syrie et la radicalisation, à sa manière. "Je préfère agir plutôt que subir sans réagir", explique-t-il. 

Après le départ de sa sœur, Fouad est devenu bénévole au Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI) de Dounia Bouzar, avant d'en faire son activité professionnelle. D'abord en tant qu'auto-entrepreneur, puis salarié en CDI, à partir de juin 2015. Il en est parti en avril, car "la méthode ne marchait plus". "Les jeunes ont vu la méthode à la télé et savent comment ça marche. Ils font semblant d'écouter." Il se déplace encore à titre personnel dans les collèges, se rend dans des mairies pour des débats après la diffusion du film Engrenage : les jeunes face à l'islam radical. "Ces interventions, je ne les compte plus."

Grâce au réseau qu'il a développé, Fouad aide aussi des familles à localiser leurs proches partis en Syrie, et, pour certains, à les extraire du pays. "C'est important. A chaque fois qu'on fait sortir une personne, on touche l'Etat islamique. Il n'y a que comme ça qu'on peut avoir les jihadistes. On peut dire : vous réussissez à les kidnapper, nous on arrive à les récupérer." Il y trouve une satisfaction personnelle, et puise sa force dans cet engagement. "Le fait d'aider une famille à récupérer son enfant, à redonner la joie de vivre, ça fait du bien, constate l'Avignonnais dans un sourire. Au moins, je sais que je sers à quelque chose."

* Le prénom a été modifié.

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