"Si on écoutait les rumeurs, on trouverait des chars dans toutes les mares" : ils fouillent la Normandie pour faire revivre le Débarquement
Soixante-quinze ans après, ils explorent les archives et les lieux de combats de la bataille de Normandie pour combler un vide historique et reconstituer dans les moindres détails ce pan de la Seconde guerre mondiale. Rencontre avec deux archéologues amateurs passionnés d'histoire.
"Ici, nous avons retrouvé les traces d'un SdKfz 250, un transport de troupe blindé allemand, indique du doigt Baptiste Flotté. Et là-bas, le long de cette haie, des traces de combats, des balles, des positions d'obusiers." Dans ce champ bordé de haies de Fontenay-le-Pesnel (Calvados), où poussent en ce début de printemps les premières gerbes de blé, cet archéologue amateur nous fait revivre la grande histoire. Là même où elle s'est jouée. Depuis 2015, lui et son ami Frédéric Deprun fouillent régulièrement cette zone, où les combats ont été particulièrement violents fin juin 1944 entre Britanniques et troupes SS. A l'occasion des cérémonies du 75e anniversaire du Débarquement en Normandie, franceinfo a rencontré ces passionnés.
Dans Fontenay-Rauray, autopsie d'une bataille (éditions Heimdal, 2018), un livre de plus de 300 pages, fruit de deux années de travail intensif, les deux trentenaires décortiquent l'opération Martlet, lancée par les Britanniques le 25 juin 1944. Une offensive de 4 000 mètres qui devait permettre, combinée à d'autres opérations, d'emporter Caen. "Tout est né de la découverte de huit corps de soldats allemands, enterrés non loin de là, dont la tombe nous avait été indiquée par un vétéran britannique, se souvient Baptiste Flotté. On était partis sur un simple article de 20-25 pages, et puis, de fil en aiguille, on s'est rendu compte qu'il y avait beaucoup de chose à dire sur une bataille voisine : l'opération 'Martlet'." L'histoire de ces dépouilles est donc mise en suspens, mais pas les fouilles, dans cette région où l'histoire affleure.
Plongée dans les archives et décryptage de photos
Pour y arriver, les deux spécialistes se plongent alors dans les journaux de marche des unités qui ont combattu dans la zone. Des documents récupérés en Angleterre et en Allemagne, qu'ils décryptent et confrontent, toujours dans l'idée de rester fidèles à la réalité des combats. Ils se basent également sur des témoignages de vétérans, qu'ils découvrent notamment dans des Mémoires, de petits recueils écrits au combat, ou grâce à un témoignage direct. "Mais nous restons prudents, les souvenirs peuvent se chevaucher avec ce que les soldats ont pu lire ou échanger avec des camarades."
Ce fut le cas pour la présence d'un char Tigre allemand dans le bourg de Fontenay. Plusieurs témoignages confirmaient sa présence, mais après vérification des journaux de marche et des compositions d'unités blindées, qu'ils ont présentés à des vétérans, ces derniers ont conclu que ce n'était pas possible ce jour-là. "Et si on écoutait toutes les rumeurs, on trouverait des chars dans toutes les mares du coin", s'amuse-t-il.
Des fouilles que les deux auteurs mènent dans les règles de l'art, précise Baptiste Flotté. Pour leur ouvrage, ils ont ainsi monté un dossier auprès de la Direction régionale des affaires culturelles (Drac) sur toute la zone de Fontenay-le-Plesnel et Rauray. Puis ils procèdent toujours de la même manière. Ils commencent par contacter et rencontrer les agriculteurs et les propriétaires des terrains. "Ça se passe bien dans 99% des cas", assure l'archéologue amateur. Ils quadrillent ensuite la zone et passent méthodiquement le détecteur de métaux, avant d'entamer la fouille en fonction de la saison et des cultures.
Une fois sur le terrain et à force d'expériences, nous sentons les choses. Nous savons à peu près où chercher.
Baptiste Flotté
"Il y a quelque chose d'excitant, reconnaît-il, à entendre le bip du détecteur se prolonger, signe qu'un objet métallique important repose sous terre." Et ce qui se cache dans le sol peut parfois émouvoir, comme lorsqu'il a mis au jour un pendentif en bakélite en forme de cœur, "sans doute offert par la femme du soldat tombé à cet endroit". Ou encore lorsqu'il a déterré les os des restes d'une main ainsi qu'un petit tube métallique renfermant un fragile rouleau de papier. "En le déroulant, j'ai cru découvrir son nom et son prénom. Mais malheureusement, il ne l'avait pas complété avant de mourir..."
Mais la fouille n'est pas sans danger. Un jour, ils ont par exemple dû faire appel aux démineurs pour un obus. A l'inverse, parfois le risque a été balayé par le temps. "Nous avons trouvé des bottes ainsi qu'une caisse de munitions piégées", se souvient Baptiste Flotté. "Des grenades avaient été disposées derrière, sans doute reliées à un fil qui avait disparu." Ces pièces ne les intéressent que pour l'histoire qu'elles représentent et l'indice qu'elles deviennent dans leur obsession de précision historique. "Nous ne revendons rien et n'entretenons aucun fétichisme autour des objets de fouilles. Nos découvertes finissent dans des musées", tient à préciser ce féru d'histoire.
Une démarche scientifique
"Vous savez, la guerre, c'est le chaos", s'exclame-t-il en décrivant des zones de combats. Mais pas question pour autant d'être brouillon dans son travail. Cet enseignant en sciences "dans le civil" retrouve dans ses enquêtes la démarche scientifique de son métier. "On pose une hypothèse, on observe et on conclut", rien de plus. Pas question de se laisser embarquer dans des théories non vérifiées ou nées d'un simple sentiment. "Mais attention, c'est notre analyse. Nous ne proposons pas une vérité absolue. On peut débattre, si c'est argumenté", précise continuellement, et humblement, Baptiste Flotté.
Pour étayer leurs propos, Baptiste et Frédéric se basent également sur les fonds de photographies prises à l'époque. Comme celle de ce char Panther allemand détruit dans un champ. Au loin, sur le cliché, on devine une ligne d'arbres. "Jusqu'à présent, nous pensions que cette épave était située dans un autre village. Mais en observant la ligne des arbres, j'ai eu un doute. J'ai alors fouillé un champ qui ressemblait à celui de la photo, sans rien trouver. Puis un agriculteur m'a dit que pendant des années rien n'avait poussé dans un endroit bien précis de la zone. Or, lorsqu'un char brûlait, les liquides hydrauliques du moteur polluaient la terre. J'ai donc creusé et découvert des pièces correspondant parfaitement non seulement au modèle, mais à cette épave précisément."
Pour mettre en scène leur récit, et le rendre moins aride, les deux archéologues amateurs prennent des photos, incrustent les clichés originaux (comme sur la photo ci-dessus) et prennent des photos aériennes avec un drone (photo ci-dessous). Grâce à ces photos, la stratégie saute aux yeux et l'histoire revit.
Pourquoi abattre ce travail de fourmi ? "Pour relever un défi, rendre un produit fini, combler un vide historique sur cette bataille. Et forcément parce que la période me passionne." La période, mais aussi la région. Baptiste a grandi près de Vimoutiers, un village de l'Orne où subsiste un char allemand Tigre, qui trône le long de la D979. "Ça m'a fasciné étant jeune, j'ai toujours trouvé ça étrange." Il décrit sa plongée dans cet épisode de l'histoire en rejoignant des forums sur internet, sur lesquels il se lie d'amitié avec le coauteur Frédéric Deprun, puis en constituant des bases de données de photos de l'époque.
Dans le coin, il y a tellement à faire !
Baptiste Flotté
Et la suite de ses travaux est déjà sur les rails. Les deux auteurs vont creuser l'histoire des dépouilles des huit soldats allemands. Les corps sont actuellement à Berlin, "dans des sacs en plastique, mais nous ne connaissons toujours pas leurs noms, alors qu'on a découvert leurs plaques d'identification". Il suffirait juste de comparer et de fouiller, dans les archives cette fois, mais encore faut-il y avoir accès. Ce sera leur prochain défi, avec une nouvelle ambition : "Réaliser une enquête similaire au niveau de la précision, mais plus humaine, pour comprendre ce que vivaient ces soldats dans leurs trous".
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