A Saint-Nazaire, des photos de bébés mort-nés hantent un hôpital désaffecté
Découverts par un amateur d'exploration urbaine en 2014, les clichés ont réveillé la douleur des familles. Ces diapositives, qui datent de 1993 à 2004, auraient été oubliées lors du déménagement de l'établissement.
"La porte était grande ouverte, je suis entré. J'ai vu un carton avec des boîtes de diapos ouvertes. Et là, j'ai découvert des photos de bébés mort-nés, avec des noms de famille." Au mois d'août 2014, le photographe Alexis Doré fait une découverte morbide dans l'hôpital désaffecté de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique). Près d'un an après, les tractopelles ont commencé à détruire le bâtiment, mais le dossier est toujours brûlant. Alors que son conseil de surveillance doit évoquer la question, vendredi 19 juin, le centre hospitalier (la Cité sanitaire) a reçu en tête-à-tête de nombreuses familles, inquiètes depuis la révélation de l'affaire.
"Dans chaque boîte, 2-3 enfants, avant et après l’autopsie”
"Ce jour-là, j'étais venu de Dijon pour voir ma tante et prendre en photo les Forges de Trignac", raconte le photographe, adepte d'urbex (exploration urbaine, qui consiste à visiter des bâtiments ou des lieux interdits d'accès). On lui conseille l'hôpital situé sur le site du Moulin du Pé, un lieu interdit au public et surveillé par des vigiles depuis sa fermeture en 2012. Cela n'empêche pas les visiteurs d'y déambuler, comme l'attestent des vidéos visionnées par francetv info. "J’ai fait le tour du site, j’ai pris des photos en extérieur. Puis j'ai trouvé le moyen d'entrer, par une porte grande ouverte." Au milieu des courants d'air et des fuites d'eau, il finit par tomber sur un carton et des boîtes ouvertes de diapos, où figurent des enfants mort-nés, avant et après l'autopsie.
Choqué par sa trouvaille, Alexis Doré plonge "quinze boîtes dans [son] petit sac. Si j’avais pu en prendre plus, je l'aurais fait." Alors que les adeptes d'urbex ne révèlent jamais le nom des lieux visités, le jeune homme choisit cette fois de déroger à la règle, afin d'alerter l'opinion. Alexis Doré adresse un e-mail à la mairie et à la presse locale. Il publie une série de photos sur son blog, en prenant soin de gommer le nom de l'enfant présent à l'image. "Et puis j'indique le nom de l'hôpital dans la page de tags, pour que ça soit facile à retrouver sur internet."
Plainte et perquisition au domicile du photographe
Neuf mois plus tard. Une mère n'arrive pas à récupérer les photos de son bébé mort-né à l'hôpital de Saint-Nazaire. Au hasard d'une recherche, le 30 mai 2015, elle tombe sur un des clichés du photographe. "Ce soir-là, j'ai montré le blog à mon mari. J'étais toute tremblante de colère et de haine contre l'hôpital", se souvient Sabrina, 34 ans, mère de trois enfants. Elle alerte l'association dont elle est membre, Hespéranges, consacrée à l'aide au deuil périnatal. Cette affaire est insupportable aux yeux de sa présidente, Gaëlle Ballanger-Jouannet, car elle prouve une "négligence (...) face à ce deuil encore trop méconnu". Plusieurs familles demandent des comptes à l'hôpital et la presse s'empare du dossier, avec un article publié dans Ouest-France.
La Cité sanitaire de Saint-Nazaire reconnaît vite un "dysfonctionnement" et assure que les diapositives ont été "récupérées par ses équipes dès le mardi 2 juin". Au passage, l'établissement porte plainte contre le photographe. Alexis Doré apprend ce dépôt de la plainte par la presse. "Je pensais avoir une simple convocation et je comptais d'ailleurs en profiter pour rendre les diapositives.” En soutien, Hespéranges met en ligne une pétition, le 7 juin, pour que les clichés soient rendus aux familles et que la plainte soit abandonnée. Raté. Quatre jours plus tard, une perquisition est menée au domicile dijonnais du photographe, qui passe même quelques heures en garde à vue. "Afin de ne pas alimenter davantage cette polémique", plus aucune photo de l'hôpital ne figure désormais sur son blog.
Des doubles de clichés destinés à des études
Le soir de la perquisition, l'hôpital organise une rencontre avec les familles potentiellement concernées. "Une mère a demandé d'où venaient ces photos, explique une participante. Le directeur a répondu que cette pratique [prendre des clichés des bébés] figurait bien dans les clauses d'autorisation d'autopsie." Frappés par le deuil, les parents ne sont pas toujours en état de faire attention. Mais l'hôpital conserve en effet les photos dans le dossier médical et peut en réaliser des doubles à des fins de recherche anatomopathologique, afin de mieux comprendre les origines des décès. Comme l'explique cette enquête de l'Afaqap (en PDF, p.11) de 2006, aucune loi ou règle de bonne pratique ne fixe la durée de conservation de ces documents. Au Moulin du Pé, les diapositives abandonnées ont été réalisées entre 1993 et 2004.
"Aucune conscience professionnelle pour ces enfants"
A ce jour, une dizaine de familles se sont manifestées auprès de l’établissement, la plupart sans lien direct avec les diapositives. Difficile pour elles de témoigner, car des entretiens de médiation sont en cours avec l'hôpital, en présence d'un représentant de la direction, de deux médecins et d'un infirmier ou d'un psychologue.
"Depuis l'article de Ouest-France, je prends des somnifères et c'est très dur psychologiquement", confie Harmonie Hubert, qui a perdu sa fille en 2008. "Et quand la petite de 3 ans demande, en pleurs, à voir une photo de sa sœur..." Lors de son rendez-vous individuel, le médiateur et l'adjointe lui ont indiqué qu'elle n'était pas directement concernée par les diapos. Toutefois, même dans son cas, impossible de mettre la main sur les originaux du dossier médical. Harmonie Hubert veut que l'hôpital reconnaisse "noir sur blanc" son erreur, quitte à aller en justice, regrettant l'absence de "conscience professionnelle vis-à-vis de ces enfants."
Entre 2004 et 2008, l'hôpital est progressivement passé à la numérisation pour ce type de documents. Sabrina non plus n'est pas concernée directement, puisqu'elle a perdu son bébé en 2011. "Nous avons pu voir notre dossier et les photos, mais nous voulons que l'hôpital nous prouve qu'il n'y en avait pas dans le carton (...), qu'ils nous montrent les cartons soi-disant récupérés à l'ancien hôpital." L'établissement leur a proposé un certificat pour les assurer que ces documents étaient bien en leur possession. Sabrina attend toujours.
Une erreur sur l'étiquette ?
"Les dossiers médicaux et l’ensemble des archives médicales ont été traités en lien avec le service des archives départementales de façon à respecter strictement les procédures fixées par la loi", précise un communiqué de l'établissement, sans apporter de précisions sur les copies oubliées. Alors à qui la faute : à la société de déménagement, à la sécurité, aux équipes de l'hôpital ? "Normalement, l’encadrement et les chefs de service veillent à ce que rien ne reste lors du déménagement", explique une source en interne, précisant que le carton incriminé n'aurait pas été étiqueté comme prévu. Alors qu'une cinquantaine de bâtiments étaient concernés par le déménagement, les doubles auraient été oubliés là, tout simplement.
Contacté par francetv info, un professionnel impliqué dans le déménagement évoque un transfert difficile en 2012 : "La société mandatée avait pour consigne de ne pas déménager ce qui n'avait pas d'étiquette." Quand on lui parle des diapositives, il tombe des nues. "La préparation n'a pas été bien faite. A l'hôpital de Saint-Nazaire – et c'est assez rare – je me souviens d'une grève du personnel pendant le déménagement, qui a dû être reporté." Selon lui, certains responsables de services n'ont pas joué le jeu lors de la préparation du départ et des cartons. Interrogé sur ce point, l'hôpital évoque de simples "opinions personnelles", en rappelant que les "procédures sur le déménagement sont très strictes".
"Si on signale les dérives, on nous tombe dessus"
Combien de documents confidentiels traînent encore dans des établissements désaffectés ? Impossible à dire. Contacté par francetv info, un autre explorateur urbain a lui aussi fait des découvertes surprenantes, dans un hôpital désaffecté d'Ile-de-France : dossiers d'accouchements, fiches d'IVG, diapos d'enfants mort-nés ou victimes de malformation... "Un jour, tandis qu'on visitait tous les deux un hôpital désaffecté, un ami est tombé sur sa propre fiche de naissance ! Il a ramené le document à sa mère, qui n'en revenait pas." Olivier* insiste pour rester anonyme. Amoureux des lieux interdits, ces explorateurs peuvent difficilement donner l'alerte. "Quand on constate des dérives, on ne peut pas les signaler, parce que ça nous retombe dessus."
Poursuivi pour intrusion dans une propriété privée et vol et usage de données confidentielles, Alexis Doré en fait l'amère expérience. Mais son travail a permis de pointer du doigt le peu d'attention apporté aux documents confidentiels lors des grands déménagements de services publics. "On sait que, dans ces lieux-là, quand ils déménagent, ils laissent traîner plein de choses, résume le jeune homme. Ces photographies, c'est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Mais maintenant, je veux tourner la page."
*Le prénom a été changé
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