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Au procès des attentats du 13-Novembre, le concept de justice restaurative fait son chemin pour "ne pas rester dans un désir de vengeance"

Cette démarche prévue par la loi permet aux victimes et auteurs d'infractions de dialoguer. Une idée chère à Georges Salines, le père d'une jeune femme tuée dans les attentats du 13-Novembre, et à laquelle Salah Abdeslam s'est montré ouvert.

Article rédigé par Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Le principe de justice restaurative apparaît dans la loi du 15 août 2014. (ELLEN LOZON / FRANCEINFO)

Il le dit sans ambages : Georges Salines aimerait un "dialogue direct" entre lui et les accusés. Ces hommes sont pourtant soupçonnés d'être impliqués, à des degrés divers, dans l'attaque terroriste du Bataclan, où sa fille Lola a été tuée, à 28 ans, le 13 novembre 2015. Georges Salines l'a d'abord dit à la cour d'assises de spéciale de Paris.

"J'aimerais rencontrer ceux des accusés qui, pour autant qu'ils soient condamnés, auraient le courage d'accepter une telle rencontre."

Georges Salines, le 22 octobre 2021

lors de son témoignage

Trois mois plus tard, il a réitéré son souhait sur Twitter, puis auprès de franceinfo. "Chacun pourrait s'exprimer dans un cadre préparé, délimité, sans enjeu de jugement, ni témoin médiatique", explique-t-il. Cette démarche, notamment inspirée du Canada, porte le nom de justice restaurative. Encore méconnue en France, elle apparaît dans la loi du 15 août 2014 et se traduit par une circulaire trois ans plus tard.

"L'objectif n'est pas d'aboutir à se pardonner et s'embrasser, balaie Georges Salines. L'intérêt pour moi est de ne pas rester dans un désir de vengeance, de m'assurer et de me rassurer sur le fait qu'on puisse se reconnaître mutuellement dans notre commune humanité." Il n'est pas le seul, parmi les parties civiles du procès des attentats du 13-Novembre, à prôner ce dialogue. "Votre condamnation, ça ne me réparera pas et ça ne m'apaisera pas, mais ça ne m'empêchera pas non plus, si vous le désirez un jour, y compris en prison, d'aller vous parler", a déclaré à l'audience, fin septembre, Claude-Emmanuel Triomphe, touché le 13 novembre 2015 par une rafale de kalachnikov à l'intérieur du café A la bonne bière.

Une démarche strictement encadrée

Depuis le box des accusés, Salah Abdeslam n'est pas resté sourd à l'invitation. "J'ai entendu les témoignages des victimes. Je les ai trouvés sincères, intéressants et courageux", a affirmé, le 9 février, au cours de son premier interrogatoire sur le fond, le seul membre encore en vie des commandos qui ont fait 131 morts à Paris et Saint-Denis (Seine-Saint-Denis).

Aucune mesure de justice restaurative ne donne droit à une contrepartie, quelle qu'elle soit. La démarche est strictement encadrée. Elle repose sur la base du volontariat et comporte cinq "principes directeurs". Ainsi, pour y participer, les auteurs d'infraction doivent avoir reconnu, au préalable, les faits pour lesquels ils sont accusés ou condamnés.

Ce qui incite Georges Salines à considérer davantage Sofien Ayari, l'un des compagnons de cavale de Salah Abdeslam, comme un potentiel interlocuteur. "A ce stade du procès, il ne se déclare pas innocent et ne cherche pas à se trouver de fausses excuses", estime le père de Lola. Quand Salah Abdeslam se montre, lui, plus ambivalent, ou n'hésite pas à verser dans la provocation et l'insolence, lors d'un deuxième interrogatoire, le 15 mars. Ou bien désarçonne avec son attitude versatile, en exerçant son droit au silence puis en le brisant, comme il l'a fait le 30 mars, quand il était interrogé sur les moments qui ont précédé les attentats.

Une préparation pour "accompagner les craintes de chacun"

Or, la question de la sincérité des participants est fondamentale. "Il n'y a qu'au cours d'une préparation qu'on peut l'évaluer"assure à franceinfo Robert Cario, professeur émérite de criminologie à l'université de Pau et fondateur de l'Institut français pour la justice restaurative (IFJR). Bénéficier d'une mesure de justice restaurative, c'est possible, "à tous les stades de la procédure", mais ça ne s'improvise pas.

Pour les rencontres détenus/victimes "qui ne sont pas concernés par la même affaire", trois entretiens individuels sont organisés au préalable avec chaque participant (auteur et victime), avant d'entamer les cinq rencontres de groupes. Mais s'il s'agit d'une rencontre directe entre l'auteur(e) et la victime d'une infraction, la préparation est plus longue : de six mois à un an. Trois à six semaines après ce type de rencontre, baptisée "médiation restaurative", un entretien individuel clôt la procédure.

"Le processus peut être autant réparateur que la rencontre."

Robert Cario, fondateur de l'Institut français pour la justice restaurative

à franceinfo

Les victimes peuvent y mettre fin à tout moment, surtout si elles estiment avoir les réponses à leurs questions. Elles peuvent aussi décider de dialoguer sous une autre forme : par courrier, à travers une vidéo... "On travaille à partir des attentes des participants", résume Robert Cario, qui y voit la clé du succès. Le détenu peut également choisir d'interrompre la préparation. "Un auteur de violences conjugales m'a dit un jour : 'Je ne suis pas prêt à faire de la place à cette victime dans ma tête'", raconte à franceinfo Héloïse, animatrice et coordinatrice de l'IFJR.

"On pose des questions ouvertes : 'Qu'est-ce qui se passe si tu n'arrives pas au bout du témoignage ?' Si on nous dit 'Je veux leur dire ma colère', on rebondit : 'Comment la dire ?' 'Et si on te propose pas d'excuses ?' On suggère différents scénarios, pour envisager de se confronter à 'une porte fermée', ou à d'autres types de réactions", précise Héloïse. "On a un canevas dans notre tête pour accompagner les craintes de chacun."

Prendre conscience du tort causé

"Nous étions tellement préparés que personne ne voulait abandonner après la troisième séance", abonde Martine, contactée par franceinfo. Cette femme de 69 ans considère que cela lui a donné la force de se rendre en maison d'arrêt pour une rencontre entre détenus et victimes en 2013 et 2014, quand la justice restaurative était au stade de l'expérimentation. Pourtant, depuis qu'un voisin l'avait agressée dans l'escalier de son immeuble, elle avait "peur de tout".

"Le grand portail, le bruit des clés, les nombreuses caméras..." Le premier contact de Martine avec la prison est ancré dans sa mémoire. A ses côtés, deux autres victimes : un père dont le fils a été tué et une femme violée par un de ses amis. Organisée au parloir dédié aux familles, une pièce aux couleurs vives, la rencontre avec trois auteurs d'infractions similaires à ce que les victimes avaient pu subir, s'est tenue en présence d'une animatrice de la fédération France Victimes, d'un membre du Service pénitentiaire d'insertion et de probation (Spip) et de deux représentants de la société civile.

"Nous étions en cercle. Les détenus sont arrivés droit sur nous, on s'est tous les trois serrés les uns contre les autres."

Martine, victime

à franceinfo

"Il y a eu un moment de silence. Ce n'était pas gagné", raconte Martine, qui se souvient avoir été terrorisée. L'atmosphère se détend grâce à l'intervention de l'animatrice et à une petite pause café. "Le plus jeune des détenus est venu me voir. Il avait une voix douce et me parlait de sa mère, ça m'a touchée car je suis maman", témoigne Martine. Petit à petit, détenus et victimes se livrent sur leurs vies bouleversées par les actes commis, les conséquences pour leurs familles. Les auteurs prennent conscience du tort causé, une étape indispensable pour être réintégré à la société et éviter de replonger.

"Cela nous a permis de les voir comme des hommes, des êtres humains qui ne nous faisaient plus peur."

Martine, victime

à franceinfo

"Pour la première fois, ils pensaient à la gravité de leurs actes et regrettaient. Ça nous a fait du bien. On s'est sentis plus légers", souffle Martine. La sexagénaire éprouve un "apaisement", qu'elle n'avait pas ressenti au moment de la condamnation de son agresseur. "J'ai compris qu'un procès ne sert à rien pour les victimes", affirme-t-elle. Celui du 13-Novembre en est l'exemple-type selon elle : "C'est très frustrant de voir que certains terroristes ne parlent pas."

Un outil davantage utilisé chez nos voisins

Un sentiment que partage Georges Salines. "Beaucoup de victimes viennent au procès avec le souhait de s'adresser aux accusés. Mais on ne peut pas : il faut se tourner vers le président de la cour d'assises. Et puis il y a l'enjeu médiatique, et celui du verdict", développe-t-il. Pour autant, toutes les parties civiles ne se sentent pas capables d'envisager un face-à-face avec les accusés. "Une de mes clientes comprend l'idée et l'impulsion, mais c'est au-delà de ses forces", explique Frédérique Giffard, qui représente une vingtaine de survivants des attentats du 13-Novembre. L'avocate est favorable à l'expansion de la justice restaurative, mais pour les violences sexuelles et intrafamiliales, avec des auteurs qui connaissent les victimes. Et l'imaginait plutôt comme une "alternative" à une peine d'emprisonnement, début 2021 dans Libération.

De fait, en France, malgré ce que prévoit la loi, les outils de justice restaurative n'ont pas encore été utilisés dans les affaires de terrorisme. Contrairement aux pays anglo-saxons ou à certains voisins européens, comme l'Espagne, qui l'a expérimentée avec les victimes de l'ETA. "Pour beaucoup, il est incongru d'imaginer qu'un auteur d'homicide puisse rencontrer les proches de la personne tuée, ou qu'un braqueur dialogue avec une victime", regrette Robert Cario. 

"C'est toute une culture judiciaire qu'on est en train de modifier."

Robert Cario, fondateur de l'Institut français pour la justice restaurative

à franceinfo

Pour sa collaboratrice Héloïse, l'important est de répondre présent à toutes celles et ceux qui souhaitent bénéficier de la justice restaurative. "Il y a mille et un chemins pour se reconstruire, donc il faut pouvoir accompagner, persiste-t-elle. On l'a dit à Georges Salines : le jour venu, on sera là pour répondre à son appel du pied."

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