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"Gilets jaunes" : pourquoi l'état d'urgence ne changerait probablement pas grand-chose

La mise en place de ce régime d'exception a été évoquée par le ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner, à l'issue de la troisième journée de mobilisation nationale des "gilets jaunes", samedi.



Article rédigé par franceinfo
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Des CRS durant la manifestation des "gilets jaunes" autour des Champs-Elysées à Paris, le 1er décembre 2018. (YANN BOHAC / SIPA)

"Nous étudierons toutes les procédures qui nous permettront de sécuriser plus encore", a déclaré Christophe Castaner sur BFMTV, après les violences qui ont émaillé la troisième journée de mobilisation nationale des "gilets jaunes", samedi 1er décembre. Interrogé sur l'éventuelle mise en place de l'état d'urgence, le ministre de l'Intérieur a affirmé être "prêt à tout regarder", sans "tabou".

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L'état d'urgence a aussi été demandé dans la soirée par le syndicat de police Alliance et suggéré par le Syndicat des commissaires de la police nationale (SCPN) et Synergie-Officiers. Inscrit dans la loi le 3 avril 1955 pour répondre aux "événements" de la guerre en Algérie, l'état d'urgence peut être déclaré soit en cas de "péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public, soit en cas d’événements présentant par leur nature ou leur gravité le caractère de calamités publiques". 

Mais serait-il efficace dans le cas des "gilets jaunes" ? "Dans le contexte actuel où le gouvernement perd la main, l'exécutif veut surtout montrer qu’il traite le problème par un 'outil coup de poing', tranche Serge Slama, professeur de droit public, interrogé par franceinfo. L'état d'urgence n'aurait aucune utilité opérationnelle." Voici les raisons pour lesquelles ce régime d'exception semble peu adapté au contexte.

Parce que l'interdiction de manifester est difficilement applicable

L'article 5 de la loi sur l'état d'urgence, qui concerne les manifestations, permet aux préfectures d'"interdire la circulation des personnes ou des véhicules dans les lieux et aux heures fixés par arrêté". Une disposition assimilée au lendemain des attentats du 13-Novembre à une interdiction de manifester, et utilisée à plusieurs reprises pendant la mobilisation contre la loi travail et la COP21, relève Le Monde.

Or, en juin 2017, après le dépôt d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), le Conseil constitutionnel a jugé que cette "interdiction de séjour" était trop floue et pas assez encadrée. La loi relative à l'état d'urgence a donc été réécrite et permet désormais d'interdire le déplacement d'une personne "à l'égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics".

Dans les faits, il est donc possible d'interdire à une personne de manifester, mais la preuve qu'elle représente une menace pour la sécurité sera difficile à apporter au vu de la jurisprudence de 2017. "Et si une preuve est apportée, il y aura certainement des recours, notamment par la Ligue des droits de l'homme, comme cela a été le cas à maintes reprises lors du précédent état d'urgence", prévient Serge Slama.

Parce que nombre de ses dispositions sont désormais dans le droit commun

L'état d'urgence donne aux préfets le pouvoir de mettre en place "des zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé", expliquait notre blogueuse Judge Marie après les attentats de novembre 2015 sur franceinfo. Concrètement, lors d'une manifestation, un périmètre de protection peut être mis en place ainsi que des opérations de filtrage et de fouilles, comme cela a été le cas samedi dans le secteur des Champs-Elysées.

"Mais depuis la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure, cette disposition est inscrite dans le droit commun, reprend Serge Slama. Et on a bien vu hier que cette espèce de fan zone géante n'a pas permis d'empêcher ni de canaliser les troubles." La place de l'Etoile, principal théâtre des affrontements samedi, n'y figurait pas. Mais l'inclure n'aurait fait que déplacer le problème, a reconnu sur franceinfo Johanna Primevert, porte-parole de la préfecture de police de Paris : "Si nous l'avions fermée, les manifestants, les casseurs se seraient rassemblés au-delà de la place de l'Etoile et on aurait eu un autre endroit à sécuriser."

Par ailleurs, si l'état d'urgence permet au préfet d'assigner des personnes à résidence après en avoir avisé le procureur, "lorsqu'il existe des raisons sérieuses de penser qu'elles constituent des menaces pour la sécurité et l'ordre publics", cette disposition a aussi été inscrite en 2017 dans la loi sur le renforcement de la sécurité intérieure et fait partie des "mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance", explique Serge Slama.

Dans le cas des "gilets jaunes", qui donc l'Etat va-t-il assigner à résidence ?

Serge Slama, professeur de droit public

à franceinfo

Depuis le début de la mobilisation, le gouvernement peine en effet à identifier les auteurs des dégradations tant le mouvement des "gilets jaunes" est hétéroclite. Pour Serge Slama, "la seule mesure utile serait la dissolution de groupes, d'extrême droite ou d'extrême gauche", mais celle-ci ne figure pas dans le cadre de l'état d'urgence. Au lendemain de la manifestation du 24 novembre, le préfet de police de Paris, Michel Delpuech, avait aussi évoqué cette mesure sur CNews. "Ces groupes d'ultradroite font l'objet (...) de toute l'attention des services centraux et il n'est pas exclu qu'interviennent des décisions de dissolution de tel ou tel groupe", avait-il déclaré, ajoutant que "la dissolution peut être la réponse juridique".

Parce que les forces de l'ordre sont déjà extrêmement mobilisées

Si l'état d'urgence est réclamé par deux syndicats policiers, l'Unsa Police s'y oppose : il "ferait en sorte de monopoliser et de mobiliser encore plus les fonctionnaires", a estimé David Michaud, secrétaire national CRS du syndicat, sur franceinfo. "Depuis dix jours, les forces CRS n'ont plus le temps de se reposer, dorment à peine quatre heures, des CRS n'ont même pas mangé hier, imaginez la situation, dénonce-t-il. On a des collègues qui font plus de cent heures supplémentaires en même pas dix jours. Ça devient une folie. Les collègues sont usés. Là, on travaille 24 h/24 et 7 jours/7, on est sur vingt heures de travail par jour."

Samedi, "nous avions 66 000 policiers, gendarmes, forces de sécurité mobilisés partout en France et c'est la quasi-totalité de ce que nous pouvons mobiliser", a reconnu lui-même le ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner, sur TF1 : "Ils sont mobilisés depuis quinze jours. (…) Ils sont mobilisés partout, ils sont fatigués aussi."

Selon David Michaud, l'état d'urgence ne ferait qu'amplifier ce surmenage des forces de l'ordre. D'autant que son instauration n'est pas limitée dans la durée, et plusieurs observateurs se sont déjà inquiétés de ses multiples prolongations lors de sa précédente application. Après les attentats du 13-Novembre, l'état d'urgence a été prolongé à six reprises et a pris fin au bout de deux ans. Dans un rapport publié en février 2017, Amnesty International a dénoncé durant cette période la "mise à mal de certains droits fondamentaux". "Rentrer durablement dans l’état d’urgence comme c'est le cas en Israël ou en Egypte, c'est entrer dans un régime très liberticide et donc très inquiétant pour la démocratie", renchérit Serge Slama. 

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