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Attentat de Nice : "Il est urgent de produire de la réconciliation nationale"

Depuis l'attentat de Nice, les responsables politiques montrent leurs divisions et multiplient les propositions sécuritaires. Francetv info a interrogé le sociologue Laurent Mucchielli, qui estime que l'heure est venue de retrouver son sang froid.

Article rédigé par Clément Parrot - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Des personnes rendent hommage aux victimes de l'attentat de Nice, le 18 juillet 2016, sur la promenade des Anglais à Nice (Alpes-Maritimes). (VALERY HACHE / AFP)

L'attentat de Nice, qui a fait 84 morts le soir du 14-Juillet, a laissé des traces dans la société française. Contrairement à janvier et novembre 2015, les polémiques politiciennes n'ont pas attendu la fin du recueillement et du deuil national pour poindre. Sur fond de division de la société, les responsables politiques enchaînent les nouvelles propositions sécuritaires. Francetv info a interrogé le sociologue Laurent Mucchielli, directeur de recherche au CNRS et de l'Observatoire régional de la délinquance et des contextes sociaux à l'université d'Aix-Marseille, pour comprendre la crise que traverse le pays.

Francetv info : Le gouvernement de Manuel Valls s'apprête à prolonger une nouvelle fois l'état d'urgence, est-ce selon vous le signe d'une surenchère sécuritaire ?

Laurent Mucchielli : L’attention se concentre sur la question de l’état d’urgence, mais ce n’est pas l’essentiel à mon avis. Certes, on doit s’interroger sur la reconduite de cette situation juridique censée être exceptionnelle. Mais on voit bien qu’elle est davantage symbolique que pratique. L’interdiction de manifester est un aspect très secondaire et le gouvernement est assez opaque sur les assignations à résidence. Quant aux perquisitions administratives, il y a longtemps qu'elles ont épuisé leurs effets en matière de terrorisme. Les policiers ou les gendarmes s’en servent en réalité avant tout dans des affaires de délinquance "classique" telles que des trafics de drogues. 

Le gouvernement et les préfets ont aussi utilisé la loi sur l’état d’urgence pour interdire certaines manifestations et assigner à résidence quelques militants au moment de la COP 21, puis la chose a été réitérée à certains moments du conflit sur le projet de loi Travail. Même si une partie de ces assignations étaient légitimes compte tenu du comportement violent de certains manifestants, il s’agit clairement de l’aspect le plus anti-démocratique de l’état d’urgence. Reste que l’essentiel de la surenchère est ailleurs.

Vous visez les propositions des responsables politiques ?

Oui, il réside dans le fait que, dans la panique générale, les élus de tous bords, nationaux comme locaux, sont en train de céder à toutes les revendications sécuritaires et de sombrer dans le mythe de la dissuasion situationnelle. On réclame des armes de guerre pour les policiers nationaux, des armes de poing pour tous les policiers municipaux voire même pour les agents de sécurité privée, encore plus de caméras de vidéosurveillance, encore plus de portails de détection, des drones au-dessus de nos têtes...

On nous vante le modèle américain voire même le modèle israélien. Comme si le terrorisme et les tueries de masse n’existaient pas dans ces pays. C’est vraiment une illusion qui fait surtout l’affaire des marchands de sécurité.

Depuis novembre, plusieurs attentats se sont produits, cela ne prouve-t-il pas que la réponse sécuritaire est insuffisante, voire inefficace ?  

Il faut que nous comprenions qu’aucune arme et aucune technologie ne nous protégeront durablement de gens qui sont décidés à se suicider en même temps qu’ils tuent les autres. Notre meilleure protection n’est pas la dissuasion situationnelle, mais l’anticipation par le travail policier de renseignement et d’enquête.

La bonne question n’est pas de savoir comment réagir une fois que le danger est déjà là, mais comment le voir venir et le stopper avant. La commission d’enquête parlementaire sur les attentats de novembre 2015 vient de rendre un rapport de 1 500 pages, qui met notamment en avant la question de la police du renseignement. C’est de cela que les responsables politiques devraient discuter, plutôt que de se livrer à cette lamentable surenchère verbale aux arrière-pensées électoralistes évidentes.

Pourtant une partie de l'opinion semble réclamer cette réponse sécuritaire...

Nous réclamons évidemment de nos dirigeants qu’ils nous protègent et qu’ils débattent sur la sécurité, mais pas en nous endormant avec des paroles et des symboles. Il faut cesser de traiter les gens comme des enfants en leur disant en substance : "Regarde, le policier a un gros fusil, il pourra tuer les méchants, tu peux te sentir en sécurité mon petit."

Comment garder la tête froide devant l'atrocité des attentats et le nombre de morts ?

Il y a un temps pour tout. Un temps pour l’émotion et le recueillement, c’est pour ça que les cérémonies et les minutes de silence sont importantes, d'abord pour les familles et les proches des victimes, mais aussi pour nous tous. Cela participe du travail de résilience, comme dirait Boris Cyrulnik.

Puis l’émotion doit céder la place à la réflexion et au débat, prélude à l’action. Mais donc, chaque chose en son temps. J’en veux beaucoup à ces politiciens qui ont commencé à polémiquer dans les 48 heures, pour mieux se mettre en valeur, alors que le sang des victimes de la promenade des Anglais n’avait même pas fini de sécher.

Ces polémiques sont aussi une victoire pour le groupe Etat islamique ?

Daech a besoin de faire croire à ses troupes et ses potentielles recrues qu’il est très fort, qu’il peut frapper n’importe où et n’importe quand et ainsi mettre à genoux les pays occidentaux qu’il accuse de tous les maux. C’est cette force apparente qui lui permet de recruter partout dans le monde les esprits les plus faibles qui espèrent revêtir ainsi un costume de super-héros et mourir en glorieux martyrs.

Dès lors, à chaque fois que nous nous empressons de mettre à son crédit les tueries, de l’accuser de barbarie terrifiante et de déclarer un peu tout et n’importe quoi dans l’urgence et l’émotion, il est clair que nous renforçons sa propagande. Il m’apparaitrait au contraire urgent de montrer notre cohésion, et de désigner les terroristes comme des malades mentaux, des êtres misérables et pitoyables, des ratés qui cherchent à donner un sens à leur suicide. Il faut aussi montrer les images de la guerre que nos soldats mènent en Syrie et en Irak contre les troupes de l’État islamique. Bref, nous montrer réellement forts et sûrs de nous, ce qui n’est pas le cas.

Pourtant la société française apparaît de plus en plus divisée, fragmentée...

Effectivement, c’est la limite de mon raisonnement. Il faudrait que nous nous montrions forts, que nous affichions notre cohésion, notre solidarité, notre fraternité et par là même notre identité. Or nous sommes au contraire de plus en plus divisés. La principale division est de type ethnico-religieuse. Après avoir développé un fort racisme anti-maghrébin après la Guerre d’Algérie, nous ne cessons de stigmatiser l’islam depuis la première affaire du foulard en 1989.

Le discours sur l’islam "incompatible avec la République" a d’abord été la signature de l’extrême droite, mais il y a longtemps qu’il a emporté toute une partie de la droite classique avec lui. Et depuis les débats sur la loi contre les signes religieux dans les écoles, en 2004, il a emporté aussi une partie de la gauche. Cette fracture devient majeure, l’islamophobie se généralise et il est à craindre que beaucoup de politiciens chercheront à placer ce thème pseudo-identitaire au cœur de la campagne présidentielle de 2017. J’estime pour ma part qu'en amalgamant musulmans pratiquants et terroristes potentiels, ces politiciens à l’esprit lepénisé sont les pires fossoyeurs de notre République, et qu’ils ne valent pas mieux que les extrémistes qu’ils dénoncent.

Je pense que s’il reste un peu d’intelligence, de vision collective et de grandeur d’âme chez nos dirigeants, il serait urgent qu’ils fassent tout ce qui est en leur pouvoir pour produire au contraire de la réconciliation nationale, et pour affirmer haut et fort qu’être français n’est ni une couleur de peau ni une religion. Il faut établir une frontière très claire entre la liberté fondamentale de conscience et de pratique religieuse et les dérives sectaires quelles qu’elles soient. Si nous voulons gagner cette bataille autrement qu’en espérant un hypothétique effondrement total de l’Etat islamique sous les bombes (et en attendant que s’éveillent leurs successeurs qui voudront les venger), alors c’est sur ce terrain moral qu’il faut agir. Et il y a urgence absolue.

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