Attentats de Paris : comment les kamikazes sont-ils recrutés ?
Six terroristes se sont fait exploser dans la soirée du vendredi 13 novembre à Paris et à proximité du Stade de France, à Saint-Denis. Ces attentats-suicides, revendiqués par l'Etat islamique, ont fait 130 morts.
Mourir à vingt ans. Vendredi 13 novembre, six des huit auteurs des attentats qui ont fait 130 morts au Bataclan, dans des cafés et restaurants parisiens et au Stade de France, se sont donné la mort. Leurs traits juvéniles ont frappé les témoins. Mercredi 18 novembre, une personne s'est fait exploser lors de l'assaut policier à Saint-Denis, en proche banlieue parisienne. Que sait-on du profil, du cheminement, des motivations, et de l'embrigadement de ces kamikazes, qui ont proclamé leur volonté de se mettre au service de l'Etat islamique ? Tentatives de réponse.
En jouant sur leur désir de vengeance
A une exception près, les terroristes identifiés ont moins de trente ans. Mais sinon, quel point commun ? Si l'un était petit délinquant, un autre a été chauffeur de bus à la RATP et un troisième patron de bar. Le chômage, l'exclusion et le ressentiment jouent néanmoins un rôle majeur dans les pays occidentaux, estime le sociologue Farhad Khrosokhovar dans Le Monde. "Il existe en Europe, écrit-il, une armée de réserve jihadiste dont les acteurs sont les jeunes déclassés des cités ou des 'poor inner cities', les quartiers populaires du centre-ville ." L'Etat islamique "est une organisation qui veut se venger du monde entier, et ce message de vengeance contre 'l'ordre mondial' parle à beaucoup de gens", analyse de son côté la spécialiste du Moyen-Orient Myriam Benraad dans Les Inrocks.
Difficile, néanmoins, de dégager un profil-type. Dans un article daté de juin 2009 sur "la caractérisation des kamikazes contemporains au Moyen-Orient", La Revue militaire canadienne cite plusieurs spécialistes qui ont étudié de près les caractéristiques de ces candidats au suicide. Les conclusions sont surprenantes. "Les kamikazes sont rarement des inadaptés sociaux, des fous criminels ou des gens qui jouent de malchance, souligne Robert Pape, professeur de sciences politiques à l'université de Chicago (Etats-Unis). "En fait, conclut-il, la plupart présentent un profil quasiment contraire : ils sont normaux sur le plan psychologique." "Les études sur les kamikazes ne montrent pas de tendances psychopathologiques particulières", renchérissent les économistes Alexandre Delaigue et Stéphane Menia, sur le blog Econoclaste.
Faute de "profilage" satisfaisant, La Revue militaire canadienne égrène les motivations de ces kamikazes, du désir de gloire au désespoir et du nationalisme aux conflits ethniques, religieux ou communautaires. Autant de causes classées en trois grandes catégories par Robert Pape : le nationalisme, l'oppression subie dans une zone occupée et les divisions religieuses.
Des combats que s'approprient les candidats européens au jihad, au nom des souffrances subies par les musulmans en Irak, en Syrie ou en Palestine. La propagande en ligne de l'Etat islamique dénonce d'ailleurs en boucle les guerres meurtrières menées par les "Croisés" au Moyen-Orient. Quel rôle joue la religion et l'éventuel attrait du paradis ? Y croient-ils vraiment ? "Le religieux ne vient qu'en justification du politique", déclarait Myriam Benraad sur France 2 jeudi 19 novembre.
En diffusant de la propagande sur internet
Alibi ou pas, la conversion à un islam rigoriste semble obligatoire avant le jihad. Dans un rapport publié fin 2014 (PDF) sur la "contre-radicalisation", l'ancien haut fonctionnaire à la Défense Pierre Conesa analyse le cheminement qui mène les jeunes au salafisme, "idéologie refuge", puis, dans certains cas, du salafisme au jihadisme. Sans qu'on puisse toujours dépister les lieux et les formes de radicalisation, "80% des retours de Syrie n'ont fréquenté ni la mosquée, ni la prison", note-t-il, en citant les services judiciaires.
Internet et les réseaux sociaux jouent, semble-t-il, un rôle croissant dans ce basculement. Lors d'un colloque à Lyon sur le sujet en 2014, le journaliste de France 24 Wassim Nasr a longuement expliqué que "les jeunes s'endoctrinent sur internet". YouTube et Twitter, les principaux canaux de propagande de l'Etat islamique, répercutent en français les appels au jihad. Résultat, "se rendre au jihad en Syrie est audible à un public qui n'y avait pas accès".
Ce reportage de France 2 illustre comment les éventuels postulants à la "guerre sainte" sont conseillés de leur départ de France jusqu'en Syrie, via des contacts noués sur les réseaux sociaux.
En annihilant leur personnalité
Une fois repérés, comment les éventuels terroristes sont-ils embrigadés ? Le spécialiste de l'islam contemporain et professeur à Sciences Po Jean-Pierre Filiu décrit à francetv info un processus proprement sectaire, où "les personnalités sont refaçonnées et reconstruites après avoir été déconstruites par une organisation de type totalitaire". Le processus de destruction, insiste-t-il, "est total, global". Après une phase d'approche qui peut être progressive, le basculement est rapide. D'abord, "on change de nom, on prend une identité fantasmée, un surnom un peu noble". Puis on débouche sur "une migration soit physique en Syrie, soit symbolique dans un lieu transformé en enclave".
A Raqqa, le fief de l'Etat islamique en Syrie, l'accueil est parfois brutal. "Les jihadistes qui partent en Syrie – 25% de convertis, et 25 à 30% de femmes – sont soumis à des violences, y compris sexuelles, pour se défendre contre l'infiltrations d'espions", assure Jean-Pierre Filiu. Ensuite, "l'organisation pardonne, efface les blessures de sa recrue brutalisée" et "reconstruit un homme ou une femme nouvelle qui devient une machine de guerre ou de propagande à son service". Le jihadiste rejoint une communauté francophone rassemblant Français, Belges et Nord-Africains et se marie avec une recrue également francophone. L'objectif, explique encore Jean-Pierre Filiu, est d'isoler doublement cette communauté francophone : retranchée de son environnement européen, elle est privée de tout contact avec les habitants dont elle ne parle d'ailleurs pas la langue.
En les sélectionnant soigneusement
Cette coupure avec la réalité environnante favorise sans doute les vocations au martyr. Auteur du livre Syrie, la révolution orpheline (éd. Actes Sud), le politologue libanais Ziad Majed pense que l'Etat islamique "choisit de préférence quelqu'un de fragile, de vulnérable, qui vient d'ailleurs" pour les attentats-suicides. Et qu'il puise dans un vivier juvénile et sans attache : "La quasi totalité des kamikazes sont jeunes, voire très jeunes, pas mariés et avec des enfants", écrit-il.
La chercheuse Eleanor Pavey faisait déjà ressortir ces caractéristiques dans son étude sur les kamikazes sri-lankais publiée dans la revue Culture et conflits. "Les organisations, expose-t-elle, n’ont pas pour mission de créer un kamikaze, mais d’en identifier un. Quelles sont donc les caractéristiques d’un kamikaze potentiel ? Le cadre LTTE (Tigres de libération de l'Eelam Tamoul), tout comme les cadres de la grande majorité des organisations terroristes, est souvent jeune, célibataire et fort probablement au chômage. De surcroît, on peut supposer que l’un de ses proches ait perdu la vie ou qu’il ait souffert aux mains de l’ennemi."
Des ressorts comme la volonté de vengeance peuvent transformer aussi bien des hommes que des femmes en machines de guerre, ajoute-t-elle en substance.
En leur promettant qu'ils deviendront des martyrs
Reste la dernière phase, la plus délicate. Comment accompagner les candidats jusqu'au passage à l'acte ? L'Etat islamique, explique Ziad Majed, flatte inlassablement leur fantasme de devenir "un martyr surpuissant", en leur répétant qu'ils "sont un modèle" pour leurs petits frères et les générations à venir. "Sur place, en Syrie, poursuit-il, il y a dans certains cas, juste avant, un rituel des adieux encourageant la personne à faire ce qu'elle doit faire. On leur répète qu'ils sont un exemple à suivre de manière à les rendre déterminés et à leur interdire toute marche arrière." En France ou ailleurs, "c'est le chef de cellule qui est chargé de cette pression psychologique, de leur prodiguer des encouragements, d'assurer qu'ils seront admirés par des milliers de frères ou sœurs".
Les kamikazes, note encore Eleanor Pavey, "n’ont besoin que d’un seul instant de courage". Les y aide-t-on avec des drogues ? Selon la presse britannique, l’autopsie de Seifeddinne Rezgui, qui a tué 38 personnes, fin juin, sur la plage de Sousse en Tunisie, révèle qu'il était sous l’emprise d’une drogue "afin qu’il ne comprenne pas ce qu’il était en train de faire". Le captagon, explique le site Allodocteurs.fr, est une "substance désinhibante qui facilite le passage à l'acte".
Mais le désir de devenir une gloire posthume suffit peut-être. Un jihadiste français, Kevin, 25 ans, avait confié en décembre 2014 à francetv info ses motivations : "Mourir en martyr, c’est une consécration. J’y accéderai un jour, inch’allah." ll ajoutait ces remarques plus matérielles : "Mes femmes toucheront une belle pension pour mes deux filles. Et seront remarié à un frère moudjahidin, inch’allah". Le 22 mai 2015, Kévin a trouvé la mort en précipitant un camion bourré d'explosifs contre une caserne de l'armée irakienne. Volontaire jusqu'au bout ? Peut-être. De toute façon, il ne fait pas bon se raviser. Le Midi libre relatait fin 2014 qu'en Syrie, "la sentence appliquée, à ceux qui tentent d'échapper à l'Etat islamique, est la peine de mort. L'exécution par Daesh d'une centaine de jihadistes étrangers, qui tentaient de s'enfuir, en est la preuve macabre".
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