Attentat de Nice : "Les soignants suivent eux aussi un long processus de guérison"
On les voit mais on les entend peu. Et pourtant ils sont indispensables. Dans un livre publié jeudi 1er juin, Marc Magro donne la parole aux soignants qui sont intervenus le 14 juillet 2016 à Nice au soir de l'attentat.
"Ils ont pansé les plaies de Nice." Ils, ce sont les soignants qui sont intervenus sur la promenade des Anglais à Nice, le 14 juillet 2016, jour de l'attentat. En pleine fête nationale, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel a tué 86 personnes en fonçant avec un camion dans la foule, rassemblées pour assister au traditionnel feu d'artifice. Marc Magro, urgentiste au CHU de Nice et au CH de Menton (Alpes-Maritimes), n'était pas sur place. Il était de garde ce soir-là.
Mais trois mois après, ce médecin, déjà auteur de 10 ouvrages, a ressenti le besoin d'écrire sur l'attentat. Il a recueilli 50 témoignages de pompiers, secouristes, infirmiers et médecins intervenus sur les lieux. Il en a fait un livre, Soigner : Nice, 14 juillet 2016, sorti jeudi 1er juin aux éditions First. Pour franceinfo, il revient sur sa démarche.
Franceinfo : Comment avez-vous vécu, personnellement, ce 14 juillet 2016 ?
Marc Magro : Je n'étais pas sur les lieux. La première personne qui m'a averti de l'attentat, c'est ma fille aînée. Elle m'a dit au téléphone que ma fille cadette était passée à 50 centimètres du camion. J'étais de garde au CH de Menton. J'ai vu sur l'ordinateur connecté à toutes les urgences des Alpes-Maritimes, l'accumulation de patients, de morts, de blessés qui s'affichaient à une vitesse impressionnante... Le lendemain, j'ai entendu tous les témoignages des collègues et j'ai continué jusqu'à ce que je commence à écrire. Le scénario s'est agrandi et enrichi.
C'est un livre-mémoire. Si j'étais intervenu sur la promenade des Anglais, je n'aurais pas pu écrire un livre comme cela. Je pense que j'ai eu la bonne distance. J'étais impliqué en tant que père, non impliqué en tant que soignant. Cette distance m'a permis de m'investir complètement pour ressentir ce que les soignants sur place ont vécu.
Au début de votre livre, vous expliquez : "Je veux écrire quelque chose sur ce qui s'est passé. Le projet me tient à cœur." Pourquoi ce besoin alors que vous n'étiez pas sur place ?
Je n'ai pas pu être insensible à ces hommes et ces femmes qui m'ont ému par leur engagement, leur faculté à traverser cet événement et à essayer de se relever, à trouver des moyens de continuer, d'avancer. Pour moi, c'était aussi l'occasion de montrer une autre image du soignant. Généralement, c'est celui qui va vous donner des soins, mais il faut penser aussi qu'il peut être bouleversé dans son intimité.
Un soignant intervenu lors d'un attentat peut-il s'en remettre ? Comment ?
Chacun a puisé dans ses ressources et trouvé une solution personnelle. Certains ont consulté, d'autres soignants ont beaucoup parlé avec les soignants qui avaient vécu la même chose. C'est essentiel, il n'y a pas mieux pour partager. Ces échanges sont concrets : entre soignants, on sait de quoi on parle. On comprend mieux l'autre, on renvoie mieux l'autre à ce qu'il a vécu. Certains ont trouvé une autre solution : avoir un suivi des familles. Se demander ce qu'ils sont devenus et où est-ce qu'ils ont été hospitalisés, ou bien les retrouver à leur sortie de l'hôpital. Certains soignants ont rencontré des familles endeuillées.
C'était aussi important pour chacun de prendre conscience qu'on a vécu la même chose, mais d'une façon certainement différente. C'est comme une famille qui se retrouve après un enterrement. On partage quelque chose et cela disperse un peu la douleur. C'est le début d'une guérison. Les soignants suivent eux aussi un long processus. Certains ne sont toujours pas retournés sur la promenade des Anglais, d'autres sont très bouleversés quand ils y vont. Certains s'inquiètent plus pour leurs enfants. Un médecin qui témoigne dans mon livre m'a dit avoir pris conscience de la dangerosité du métier à ce moment-là.
Peut-on dire qu'un tel attentat a permis aux soignants de progresser dans la pratique quotidienne de leur métier, notamment dans l'application des gestes techniques ?
Désormais, on sait que la médecine d'urgence peut aussi être une médecine de catastrophe, même si on est formés pour cela. Un tel attentat laisse l'idée que, à tout moment, cela peut recommencer et qu'il faut agir comme cela a été fait : prioriser les urgences, sauver ce qu'il y a à sauver, le temps que les moyens supplémentaires arrivent. C'est un champ de bataille... une victime et puis une autre, encore une autre... on est dans une autre stratégie thérapeutique.
Mais le but du livre est surtout de raconter leur bouleversement. Soigner, ce n'est pas simplement traiter des patients, c'est aussi s'engager à vivre quelque chose de très intense dans de telles situations. Parce que lorsqu'on rentre chez soi, on revoit forcément le film des événements.
Justement, à quel moment le soignant redevient-il "l'humain" ? Dans votre livre, vous parlez notamment de Kevin, un jeune sapeur-pompier parmi les premiers arrivés sur les lieux qui a senti "comme une force qui soudain s'est allumée" en lui. Ou encore de Benoît, urgentiste, qui a laissé femme et enfants pour prêter main-forte aux secours...
Les soignants ont fait face à des choses épouvantables mais ils ont fait leur travail. Il y a une volonté d'agir. C'est une évidence. On sait faire, donc on applique ce qu'il y a à faire. C'est presque un réflexe. Et puis il y a un moment de bascule où ils réfléchissent, repensent à tout ce qu'ils ont vu et se posent en tant qu'homme, femme, père ou mère... Et là, tout remonte.
Il y a aussi les détails sur les lieux de l'attentat. C'est un portable qui s'allume sur la promenade des Anglais, c'est l'alliance qui dépasse de la main du macchabée, c'est l'odeur... C'est finalement ces moments d'attente où il a fallu rester à côté de familles qui pleuraient leurs morts. Ils étaient là pour faire une présence, qui leur paraissait parfois trop douloureuse à vivre car ils ne savaient pas quoi dire. Ils ont compris qu'ils pouvaient être à la place des familles. C'est là que la projection est intense.
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