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Après l'attentat de Nice, "le terrorisme a changé de forme, nous devons changer de registre"

Francetv info a demandé à Jean-Pierre Pochon, ancien policier et membre des services de renseignements, son analyse sur l'attaque au camion de Nice. 

Article rédigé par Hervé Brusini - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Des soldats montent la garde près de corps de victimes, après l'attaque meurtrière sur la promenade des Anglais à Nice, le 14 juillet 2016. (VALERY HACHE / AFP)

Quelles leçons les services de renseignement peuvent-ils tirer de l'attentat de Nice qui a fait, jeudi 14 juillet, au moins 84 morts et des dizaines de blessés graves ? Que retenir du parcours de Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, auteur de l'attaque ? Que penser de la revendication tardive de l'Etat islamique, près de 36 heures après les faits ? 

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Pour analyser l’attentat de Nice, francetv info a interrogé Jean-Pierre Pochon, policier qui a occupé de nombreux postes à responsabilités dans les services de renseignements intérieurs et extérieurs (RG, DST ou DGSE) jusqu’en 2004.   

Francetv info : Quelles questions pose aux services de sécurité l’attentat commis jeudi soir à Nice ?

Jean-Pierre Pochon : On a créé beaucoup d’instruments juridiques et on a fait beaucoup d'annonces pour essayer d’améliorer l’organisation des services avec en particulier la loi sur le renseignement. Mais l’attentat de Nice illustre l’extrême difficulté de la tâche. Il nous montre surtout à quel point nous devons changer de registre.

Le terrorisme a changé de forme. On est passé d'actions de type commandos, comme l'attaque contre la rédaction Charlie Hebdo ou celles du 13 novembre à une opération menée, semble-t-il, par un seul individu. Était il radicalisé ou du moins était-il déterminé à faire quelque chose de terriblement violent ? L’enquête le précisera, mais il est clair que nous sommes face à une action de type terroriste, avec le choix de faire le plus de victimes possible. Le tout exécuté apparemment par un auteur unique.

Or, s'il était plausible de freiner, stopper des actions opérées en réseaux, il est en revanche hautement impossible de lutter contre l'intervention d'un homme seul. Pour autant, ne nous y trompons pas, il ne s'agit probablement pas d'un "loup solitaire". 

Pourquoi ne croyez-vous pas à la théorie du "loup solitaire" dans le cas présent ?

En fait, je n’y ai jamais cru. Pour moi, c’est de l’ordre de l’invention. La détermination dans les actes du tueur montre qu’il était au moins terriblement résolu à faire ce qu’il a fait. Et cela répond aux injonctions de Abou Moussab Al-Souri, qui a lancé un appel à la résistance islamique mondiale. Pour ce théoricien du jihadisme, les combattants doivent utiliser tout ce qu’il est possible de mettre en œuvre pour déstabiliser les sociétés occidentales en particulier. D’où les armes blanches, les revolvers, les kalachnikovs ou la conduite d’un poids lourd utilisé comme une arme. Tout est utile si c’est pour tuer.

Le geste de l’auteur de l’attentat de Nice s'inscrit pour moi dans la lignée d’une lutte désormais individualisée. C’est pour cela que pour lui, comme pour les autres, je ne crois pas à la théorie du "loup solitaire".

Alors comment faire pour arrêter ça ? On a instauré l’état d’urgence. Est ce insuffisant, selon vous ?

L’état d’urgence a été complètement galvaudé. On ne peut pas considérer qu’un pays soi-disant en guerre accepte de larges manifestations publiques avec tous les risques que cela comporte. On le voit bien avec l’horreur des événements de jeudi soir à Nice. En fait, nous nous sommes comportés et nous nous comportons toujours comme si rien n’avait changé. Je suis désolé, mais toute cette extrême violence impose un constat :nous n’en sommes plus là, et depuis longtemps déjà.

Alors quelles seraient vos préconisations ?

D’abord le leitmotiv de la guerre contre le terrorisme me laisse perplexe.  Nous sommes dans une démocratie, et les mots que nous employons ne collent pas à la réalité. En fait, notre pays n’est pas prêt à accepter une modification de notre mode de vie juridique. Car la guerre - si l’on parle vraiment de ce que signifie ce mot – suppose que l’on passe de notre mode de vie démocratique  à des contraintes  individuelles et collectives nouvelles pour un certain nombre de personnes. Et cela, j’en ai conscience, c’est bien sûr toujours problématique. 

Que voulez vous dire ? Vous parlez d’un mode de vie à l’israélienne ?

Dans l’état actuel des choses et avec les moyens dont disposent les services, on l’a dit mille fois, nous avons toutes les peines du monde à faire face. Chacun se sent submergé par l’ampleur de la menace terroriste. Alors je ne vois qu’une solution : mettre momentanément "entre parenthèses" tous ceux et celles dont on sait qu’ils ou elles sont radicalisé(e)s.

Hormis les graves problèmes de liberté que cela implique, les attentats ne s’arrêteraient pas pour autant. L'auteur de l'attentat de Nice, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, n’était précisément pas connu des services de renseignements...

Vous avez raison. Mais "rassembler" les radicalisés permettrait de réduire la sphère des gens qui peuvent passer à l’action. Cela n’empêcherait pas de nouvelles actions solitaires, mais cela éviterait aux services de renseignements et de police de se disperser pour surveiller des milliers d’individus que nous ne savons pas tracer au jour le jour.

J’ai parfaitement conscience que ce que je préconise soulève d’énormes problèmes en matière de libertés, mais je crois qu’hélas on y viendra, car les jihadistes vont continuer à nous frapper. Vous parliez d’un mode de vie à l’israélienne. Eh bien, Israël est une démocratie, mais les contraintes en termes de sécurité sont là-bas très fortes. Je le répète, je pense malheureusement que nous devrons y venir face à un terrorisme qui n’hésite pas à tuer massivement. Car, on peut certes gagner des batailles à l’extérieur face à Daesh, mais nous subissons des attentats sur notre territoire. Soit l’on renonce à parler de "guerre", soit on prend des mesures exceptionnelles.

J’ai conscience de la gravité des événements, de celle de mes propos, et de la question posée à notre société. Mais il faut à présent mettre carte sur table. De même je pense qu'il est plus que temps d'arrêter l’opération Sentinelle. Plusieurs cadres de l’armée me l’ont dit : un militaire est fait pour aller sur le terrain du combat, pas pour servir de pot de fleurs.  Des "sentinelles", on peut en trouver chez des civils, avec des sociétés privées, ou des réservistes qui s’acquitteront parfaitement de cette mission.

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