Cet article date de plus de trois ans.

Quatre questions sur le délit d'outrage à agent, au cœur du débat sur les violences policières

Dénoncée par certains avocats et défendue par les forces de l'ordre, l'infraction d'outrage à agent fait débat. Les uns dénoncent des abus, les autres veulent mettre en garde contre les raccourcis.

Article rédigé par franceinfo
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Une personne contrôlée à Nice (Alpes-Maritimes), le 6 avril 2020, durant le confinement mis en place pour lutter contre le coronavirus. (ARIE BOTBOL / HANS LUCAS / AFP)

"Demande-lui si 'bande de clowns', c'est un outrage !". Lors du contrôle de police du livreur Cédric Chouviat, le 3 janvier 2020, un des policiers a voulu savoir si les paroles prononcées par ce père de famille de 42 ans relevaient de l'outrage à agent. L'avocat de la famille de Cédric Chouviat, Arié Alimi, est revenu sur ce délit au cours d'une conférence de presse mardi 23 juin. Il a dénoncé un "chantage à l'outrage qui est provoqué à chaque fois que des personnes sont contrôlées. Les fonctionnaires de police (...) savent qu'il y a une dissymétrie [du rapport de force] et qu'ils peuvent les poursuivre pour outrage". "Il y a une provocation à l'outrage. L'infraction d'outrage crée de la violence, crée des blessés, crée des morts en France", a ajouté Arié Alimi. A la suite de ce contrôle et de cette interpellation, Cédric Chouviat est mort dans la nuit du samedi 4 au dimanche 5 janvier. Une issue qui interroge sur cette infraction pointée du doigt par certains avocats et défendue par les forces de l'ordre.

Comment est défini l'outrage dans la loi ?

L'outrage est défini par l'article 433-5 du Code pénal comme "les paroles, gestes ou menaces, les écrits ou images de toute nature non rendus publics ou l'envoi d'objets quelconques adressés à une personne chargée d'une mission de service public, dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de sa mission, et de nature à porter atteinte à sa dignité ou au respect dû à la fonction dont elle est investie". Dans le cas où il vise une personne dépositaire de l'autorité publique (policier, gendarme, magistrat…), "l'outrage est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende", voire de "deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende si cet outrage est commis par plusieurs personnes". "C'est le fait de se mettre en opposition face à un membre de l'autorité", explicite Chloé Tourre, avocate et membre du conseil de l'Ordre au barreau de Compiègne. "L'outrage doit être personnel et intervenir dans une interaction entre le mis en cause et la personne dépositaire de l'autorité publique."

Peut-on chiffrer le nombre de plaintes pour "outrage" en France ?

Entre 2013 et 2017, chaque année, environ 23 000 condamnations ont été prononcées pour outrage à personne dépositaire de l'autorité publique ou rébellion, selon les chiffres du ministère de la Justice récupérés par la rubrique CheckNews du journal Libération. Dans près d'un cas sur deux (46%), il y a une condamnation pour outrage mais pas pour rébellion. Dans près d'un quart (24%) des cas, c'est l'inverse. Enfin, dans près d'un tiers des cas (31%), il y a condamnation pour les deux infractions en même temps (le total ne fait pas exactement 100% car il s'agit de chiffres arrondis). D'après les statistiques du ministère de l'Intérieur, depuis le début de l'année, les services de police et de gendarmerie ont pour leur part enregistré 12 227 faits d'outrage. L'année dernière, 29 748 outrages avaient été comptabilisés, soit environ 1 500 de plus qu'en 2018 (28 250).

Traditionnellement, les policiers sont davantage l'objet d'outrages que les gendarmes. "Ils sont plus nombreux, justifie Mathieu Zagrodzki, chercheur associé au CESDIP (Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales), et ils gèrent environ trois quarts de la délinquance dans les zones les plus compliquées, donc il y a plus d'infractions relevées et plus de risques." "Les policiers concentrent environ 80% de l'activité judiciaire alors qu'ils ne s'occupent que de 20% du territoire", détaille Thierry Clair, secrétaire national du syndicat Unsa Police.

L'Inspection générale de l'administration (IGA) avançait une autre hypothèse dans un rapport datant de 2013, consacré aux dépenses de contentieux à la charge du ministère de l'Intérieur. Elle vantait la gestion des procédures judiciaires afférentes à des infractions d'outrage et de rébellion par les gendarmes : "La hiérarchie est réellement impliquée. Elle est réactive en s'appuyant sur la chaîne de commandement. Dans la gendarmerie, les outrages et les injures sont considérés comme 'faisant partie du métier' et ne donnent pas lieu à dépôt de plainte, et donc il n'y a pas recours à avocat."

Pourquoi la notion d'outrage à agent fait-elle polémique ?

Ce dossier est réapparu dans l'actualité avec l'interpellation d'une infirmière lors de la manifestation des soignants le 16 juin dernier et avec l'affaire Cédric Chouviat, dans laquelle Arié Alimi dénonce donc l'attitude des policiers concernant l'utilisation de l'outrage comme moyen de chantage. Ces propos suscitent l'indignation de Thierry Clair : "Il faut être objectif, ce qu'il dit est purement gratuit. Je ne dis pas qu'il n'y a pas d'abus, mais c'est marginal. Tous les policiers ne jouent pas les gros bras, il y en a peut-être, mais ce sont ces raccourcis qui sont insupportables."

"C'est une question complexe, estime pour sa part Mathieu Zagrodzki. Les syndicats de police et les militants des droits de l'homme ne disent pas la même chose, mais que ce soit utilisé comme moyen de pression ou de rétorsion, c'est évident." Il évoque un rapport de force parfois déséquilibré entre une personne seule contrôlée face à 3 agents assermentés. Didier Fassin, anthropologue à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), le confirmait à franceinfo en 2017 : "Si une personne blessée porte plainte alors qu'il n'y a pas de preuves, les policiers se retournent contre elle en parlant d'outrage et de rébellion. La victime des violences devient accusée. Dans un tribunal, c'est la parole des policiers contre la parole d'un jeune, qui ne fait pas beaucoup le poids. C'est un système de double peine puisqu'il est à la fois puni dans la rue, et sanctionné au tribunal."

"Cette infraction crée une asymétrie, explique Sébastian Roché, directeur de recherche au CNRS. Tout geste qui peut être interprété comme un outrage peut vous être imputé." S'il ajoute que tous les agents "ne sont pas des cow-boys", il mentionne également des dérives puisque "la personne dépositaire de l'autorité peut percevoir des compensations individuelles pour cet outrage alors qu'elle exerçait dans le cadre de sa profession". Certains avocats ont d'ailleurs dénoncé ce "business", à la suite du rapport de l'IGA.

Face à ce problème, Thierry Clair du syndicat Unsa Police tempère, assurant que "si le procureur voit 20 fois le nom d'un policier ou d'un gendarme, c'est qu'il y a un problème". A l'époque du rapport, un représentant du syndicat Alliance Police, parlait d'"un procès d'intention."

Comment mieux établir les faits lors d'un contrôle ?

Pour tenter de résoudre ce problème et plus généralement celui des violences policières, le ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner, auditionné devant le Sénat jeudi, a avancé la solution des caméras-piétons, notamment "pour rétablir les faits". Il a également pointé du doigt les images qui peuvent circuler sur les réseaux sociaux : "Le détournement de très nombreuses images fait porter une responsabilité détournée sur nos policiers et gendarmes. Chacun peut les filmer, couper les vidéos (...) et les jeter en pâture sur les réseaux. (...) Ce n'est pas acceptable."

La caméra-piéton est un outil qui peut permettre d'administrer la preuve, mais ce n'est pas la solution miracle non plus.

Mathieu Zagrodzki, chercher associé au CESDIP

à franceinfo

"Le matériel seul ne suffit pas, avance Sébastian Roché, il faut prendre en compte ses conditions d'emploi et pouvoir analyser les données. Cela permettra de mieux établir les faits lors d'un contrôle, par exemple lorsque la victime l'estime discriminatoire, mais ça ne réglera pas la discrimination, sauf si on fait analyser les images. Pour comprendre les cas où ça se passe mal, il faut comprendre les cas où ça se passe bien."

Pour Thierry Clair, la caméra est tout de même bénéfique car "elle permet de calmer le jeu dans la majorité des cas", mais elle peut également provoquer "une montée des tensions". "Cela peut calmer des situations, mais ça ne calmera pas tout, conclut Mathieu Zagrodzki, cela ne remplacera jamais les bonnes pratiques ou une bonne formation. Un mauvais agent, avec ces outils, dérapera peut-être."

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.