"Je porte l'espoir de toutes les victimes du Vietnam" : on vous raconte le combat de Tran To Nga, exposée à "l'agent orange" pendant la guerre

Article rédigé par Zoé Aucaigne, Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Tran To Nga, Franco-Vietnamienne de 82 ans, photographiée le 17 avril 2023 à Hanoï (Vietnam). (NHAC NGUYEN / AFP)
La cour d'appel de Paris a jugé "irrecevable" sa demande de reconnaître la responsabilité de 14 entreprises qui ont fourni ce produit toxique à l'armée américaine.

C'est le "dernier combat de [sa] vie". La Franco-Vietnamienne Tran To Nga, 82 ans, a demandé réparation à la justice française pour elle et toutes les personnes touchées par l'"agent orange", un défoliant ultra-toxique utilisé pendant la guerre du Vietnam. Ses demandes de reconnaissance de la responsabilité de 14 géants agrochimiques, dont Bayer-Monsanto, pour avoir fourni ce produit à l'armée américaine, ont été jugées "irrecevables" par la cour d'appel de Paris, jeudi 22 août.

Tran To Nga a été exposée à l'agent orange, appelé ainsi en raison de la couleur des bidons dans lesquels il était stocké, il y a soixante ans. Jeune journaliste de 22 ans, elle couvre alors les combats de la guerre du Vietnam pour l'agence de presse du Front national de libération du Vietnam du Sud (FNL). Alors qu'elle se trouve sur la base militaire de Cu Chi, elle s'aventure hors de l'abri souterrain des résistants. "J'ai entendu un avion nous survoler et larguer un produit, un nuage m'a enveloppée. J'ai commencé à me gratter, raconte-t-elle à franceinfo. Ma mère m'a crié 'Tu es folle, va te laver, c'est un défoliant !'"

La perte d'un bébé après une exposition directe et indirecte

Entre 1961 et 1971, l'armée américaine a déversé sur le pays 80 millions de litres de produits chimiques par les airs, au-dessus des forêts de l'ancienne Indochine française, comme en témoigne le rapport Stellman, publié en 2003. L'agent orange représentait presque deux tiers de ces herbicides. Par ce biais, les Etats-Unis comptaient éliminer la végétation dense où se cachaient les combattants du Viet Cong, la force armée nationaliste et communiste.

Un avion de l'armée de l'air américaine largue de l'"agent orange", un herbicide ultra-toxique, au-dessus d'une forêt au Vietnam, le 3 mars 1967. (UPI / AFP)

Ignorant les effets délétères sur la santé humaine de l'agent orange, Tran To Nga a "vite oublié l'incident". Sans le savoir, elle a continué, comme des milliers de ses compatriotes, à être exposée au produit en marchant dans les marécages et en consommant l'eau et les légumes locaux contaminés. En 1968, elle met au monde une petite fille, qui mourra à l'âge de 17 mois du fait d'une "malformation cardiaque congénitale".

Pour seule explication, Tran To Nga s'entend dire qu'elle a dû "être une mauvaise mère dans ses vies antérieures pour mériter cette punition". Ce n'est que quarante ans plus tard qu'elle fera le lien avec l'agent orange. "En 2008, j'ai rendu visite à des victimes de l'agent et j'ai rencontré des cas qui ressemblaient au mien. J'ai réalisé que j'en avais peut-être aussi été victime", témoigne-t-elle.

"Cette blessure ne s'est jamais cicatrisée. Maintenant je sais que le criminel qui a tué ma fille et causé ce drame dans ma vie, c'est l'agent orange."

Tran To Nga

à franceinfo

Comme Tran To Nga, entre 2,1 et 4,8 millions de personnes ont été exposées à l'agent orange – en majorité des Vietnamiens, mais aussi des Cambodgiens et des Laotiens –, précise le rapport Stellman. Plusieurs organismes et scientifiques ont depuis démontré la dangerosité pour le corps humain de ce défoliant, à cause de sa forte teneur en dioxine. Ce polluant peut "causer des problèmes de reproduction et de développement, endommager le système immunitaire, interférer avec le système endocrinien et provoquer des cancers", pointait l'Organisation mondiale de la santé en 2010.

"Les séquelles se transmettent de génération en génération"

Tran To Nga a mieux compris ses problèmes de santé lorsque des analyses de sang, en 2011, ont révélé "un taux de dioxine élevé". Elle a souffert "de deux tuberculoses, un cancer" et est atteinte d'un diabète de type 2. Ses deux filles, nées dans les années 1970, ont, elles aussi, "des problèmes de santé", comme le chloracné, une des maladies typiques de l'agent orange, listées par le ministère des Anciens combattants des Etats-Unis. "Les séquelles se transmettent de génération en génération", pointe l'octogénaire.

Car l'agent orange a également ravagé la faune. "A la fin de la guerre, un cinquième des forêts sud-vietnamiennes avait été détruit chimiquement, et plus d'un tiers des mangroves avait disparu", avançait le journaliste scientifique Fred Pearce, en 2000, dans Le Courrier de l'Unesco. Quand le terme "écocide" a été employé pour la première fois, en 1970, c'était d'ailleurs pour qualifier cette opération des troupes américaines. Le travail de décontamination des terres riches en dioxine dans le centre du Vietnam n'a commencé qu'en 2012, comme le rappelle Le Monde. Après une longue période pendant laquelle davantage de personnes ont pu être touchées.

En 1984, 15 000 vétérans américains ont obtenu 180 millions de dollars (l'équivalent de 225 millions d'euros à l'époque) d'indemnités à se partager après un accord à l'amiable passé avec les entreprises de produits chimiques attaquées, dont Monsanto et Dow Chemical, rapportait Le Monde. Ils expliquaient souffrir de cancers, de maladies du foie et de troubles nerveux depuis leur retour du Vietnam, où ils avaient été exposés à l'agent orange.

Le début du combat juridique en 2014

Mais les victimes vietnamiennes n'ont, elles, jamais obtenu réparation. En 2005, l'association les représentant a été déboutée par la justice américaine, puis par la Cour suprême cinq ans plus tard, au motif que le défoliant déversé était un herbicide, et non une arme chimique.

Une manifestation en soutien à Tran To Nga et aux victimes vietnamiennes de l'agent orange, le 30 janvier 2021, à Paris. (NOEMIE COISSAC / HANS LUCAS / AFP)

En 2014, Tran To Nga est encouragée par le collectif Vietnam Dioxine, créé dix ans plus tôt, à assigner en justice les fabricants de l'herbicide. Francophone depuis toute petite, l'ancienne journaliste a été décorée de la Légion d'honneur et a obtenu la nationalité française au début des années 2000 pour son action au sein de l'Association nationale des anciens prisonniers internés déportés d'Indochine (Anapi).

Devenir franco-vietnamienne lui a ainsi donné la possibilité d'engager une procédure en France en tant que victime de l'agent orange. "Au départ, elle a refusé", rapporte auprès de franceinfo Micheline Pham, du collectif Vietnam dioxine. "Mais elle a finalement accepté pour toutes ces victimes qui n'ont pas réussi à obtenir une reconnaissance juridique. Ce combat, c'est dans ses veines", insiste-t-elle. 

Déboutée en première instance

"Si je ne le faisais pas, personne ne pourrait le faire et le crime de l'agent orange serait à jamais enfoui dans les poussières de l'histoire", confirme Tran To Nga. En 2021, elle est déboutée par le tribunal d'Evry (Essonne). Motif, selon les juges : les sociétés ont "agi sur ordre et pour le compte de l'Etat américain". Elles peuvent, de ce fait, se prévaloir de "l'immunité de juridiction", qui leur permet d'échapper à des poursuites de la part d'un autre Etat.

"Une fable", avaient opposé lors de l'audience Bertrand Repolt et William Bourdon, les avocats de Tran To Nga. "Nous avons fourni plusieurs dizaines d'échanges de correspondance interne démontrant que les entreprises ont eu très tôt conscience de la dangerosité du produit, qui résultait du processus de fabrication générateur de dioxine", explique à franceinfo Bertrand Repolt.

"Le processus de fabrication était à la main exclusive des sociétés. Elles avaient une marge de manœuvre pour rendre le produit moins dangereux. Elles ne l'ont pas fait, au nom d'une logique commerciale."

Bertrand Repolt, avocat de Tran To Nga

à franceinfo

C'est à nouveau au nom de cette "immunité de juridiction" que la Cour d'appel de Paris a justifié sa décision, jeudi. Conscients que la procédure pourrait durer encore plusieurs années, les avocats de Tran To Nga avaient prévenu en amont de la communication de l'arrêté : "On ira devant la Cour de cassation".

"Tran To Nga est très déterminée, pleine d'énergie, c'est une cause qu'elle porte depuis très longtemps", observe Bertrand Repolt. Sa cliente abonde : "Je porte l'espoir de toutes les victimes du Vietnam. Je n'ai pas le droit d'arrêter, d'être découragée, alors je suis déterminée à aller jusqu'au bout." 

Et si jamais l'octogénaire s'éteint avant la fin de la bataille judiciaire, elle sait que la relève est assurée. "Elle nous appelle 'sa jeune armée', sourit Micheline Pham, du collectif Vietnam Dioxine. Son combat vise aussi un objectif de transmission : il a permis de mobiliser la population vietnamienne autour de ce sujet et permis d'ouvrir une brèche beaucoup plus large pour d'autres procès, comme celui du glyphosate par exemple. On est derrière les victimes de tous les pesticides".

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