Insultes islamophobes : à Tremblay-en-France, on veut comprendre "pourquoi le restaurateur a dérapé"
Fin août, le chef d’un restaurant gastronomique de cette ville de Seine-Saint-Denis a refusé de servir deux clientes voilées. La scène a été filmée. Il est jugé cet après-midi devant le tribunal de Bobigny pour "discrimination à caractère religieux".
Il est midi bien tassé, mercredi 23 novembre, à Tremblay-en-France. Ce ne sont pourtant pas les bruits de fourchettes qui mettent l’ambiance dans l'étroite rue de la mairie. Mais plutôt le bras articulé d’une pelleteuse occupée à creuser une tranchée. Le Cénacle s'en sort bien dans l'affaire, les travaux concernent le trottoir d'en face. On vient dans ce restaurant gastronomique haut de gamme pour son homard à 55 euros ou ses noix de Saint-Jacques poêlées à 82. A l'heure du déjeuner, hier, ce n’est pas la foule des grands jours. Quatre ou cinq clients ont posé leurs coudes sur la table, pas plus. Et comme à chaque fois, c’est le chef qui accueille.
Mais ce jour-là, Jean-Baptiste D. n’a pas envie de discuter. Les mains accrochées à la lanière de son tablier, le chef explique qu'il ne souhaite pas s’exprimer avant son procès, prévu le lendemain au tribunal correctionnel de Bobigny. S’il est aussi peu bavard, c’est que l’homme est au cœur d’une polémique depuis cet été. C’était le 27 août, un samedi soir. Le chef s’en est violemment pris à deux clientes voilées assises à l’une des tables de son restaurant. "Des gens comme vous, j'en veux pas chez moi. Tous les terroristes sont des musulmans, et tous les musulmans sont des terroristes", leur lance-t-il, en plein service, et au milieu d’autres clients. L’une des deux femmes sort son téléphone et filme la scène. Aussitôt mise en ligne sur internet, la vidéo va inonder les réseaux sociaux.
Les images arrivent jusque sur le bureau de Laurence Rossignol, la ministre des Droits des femmes, qui décide de saisir la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Le parquet de Bobigny ouvre une enquête. Et le maire communiste de la ville, François Asensi, y va de son communiqué pour condamner des "propos haineux et stigmatisants".
Deux mois et demi après, personne dans la ville n'a oublié l'histoire. "Les jours d'après, une voiture de police patrouillait régulièrement, elle était là jour et nuit", se souvient une coiffeuse dont le salon est situé à moins de 100 m du restaurant. A la mairie, on ne comprend toujours pas "pourquoi le restaurateur a dérapé". "Je l’ai rencontré une fois après les faits, raconte le maire. Je lui ai demandé : 'Mais que vous est-il arrivé pour tenir des propos pareils ? C’est inadmissible.' Je suis allé voir les restaurateurs que je connais pour savoir ce qu’ils en pensaient. Beaucoup sont encore touchés."
"Ce que j'ai dit, je ne le pense absolument pas"
Le lendemain de l’altercation, le dimanche, quelques jeunes de la ville sont venus le trouver devant son restaurant pour obtenir des explications. Sadek Himri, qui représente les commerçants du centre-ville, les connaît bien. "Je les ai vus après. Ils voulaient juste comprendre pourquoi il a dit ça. C'était une manière de lui mettre la pression." Encadré par plusieurs policiers, le chef finit par présenter ses excuses, regrettant d’avoir "pété un plomb". "J’ai un ami qui est mort au Bataclan, j’ai tout mélangé, justifie-t-il. Ce que j’ai dit, je ne le pense absolument pas, mes propos ont dépassé ma pensée."
Accoudé au comptoir de sa boutique de téléphonie, Sadek Himri a du mal à croire à ces excuses. "C'était trop tard, le mal était fait malheureusement. Il y a des choses qui ne se disent pas dans un commerce. Sinon, tu ne deviens pas commerçant. On ne dit pas ce qu’on veut ou on veut."
Le Cénacle boycotté ?
Depuis cette soirée d'août, le Cénacle aurait subi une baisse de fréquentation, "sûrement un effet boycott", mais "ça irait un peu mieux maintenant, les affaires seraient reparties". C'est en tout cas le mot qu'on se passe entre commerçants de la ville. Il faut dire que certains en ont profité pour "refaire" la réputation de l'établissement sur les sites internet. A commencer par TripAdvisor. Contactée par franceinfo, la porte-parole du site, Artiné Mackertichian, refuse d'indiquer combien de messages négatifs liés à cette affaire ont été recensés. Mais elle rappelle que "les avis sur TripAdvisor doivent être pertinents et basés sur des expériences réelles et non sur des rumeurs".
Pour contrer ces messages de haine, d'autres, à l'inverse, sont venus soutenir le restaurateur. Pour ceux-là, le même argument : l'homme aurait été victime d’un piège. "C’est vrai qu’on entend souvent ça aussi, raconte le patron des commerçants du centre-ville. On parle d’une provocation, d’un coup monté par les deux femmes. Moi, je n’y crois pas une seconde. Regardez les images, les réactions ont l’air sincère."
"Ces propos restent inacceptables"
L'avocat des deux victimes, Christophe Accardo, n'a pas souhaité s’exprimer avant le procès. Silence radio aussi du côté des deux victimes. Elles sont aussi soutenues par le Comité contre l’islamophobie en France (CCIF), qui leur fournit une aide juridique. Une opération commandée ? Son directeur, Marwan Muhammad, n'y croit pas non plus. "Et quand bien même, les propos restent inacceptables, affirme-t-il. C’est un procès important car la plupart des cas de ce genre sont passés sous silence. On n’a pas souvent des témoins pour prouver la faute. Les victimes portent rarement plainte."
Plusieurs Tremblaysiens ont prévu de se rendre à l'audience cet après-midi. Le maire de la ville a lui aussi réussi à se dégager du temps dans son agenda. Le Cénacle, lui, va rester fermer jusqu'à ce soir.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.