: Récit Refus du huis clos, face-à-face avec les accusés, interrogatoires de la défense… Le parcours de la combattante Gisèle Pelicot au procès des viols de Mazan
Ce mercredi 16 octobre, un passé révolu surgit dans la salle d'audience : au cœur d'un interrogatoire, la cour projette deux photos de Gisèle Pelicot, entourée de l'homme qui était alors son mari, et d'un de leurs petits-fils. Le trio pose tout sourire sur le port de La Rochelle. Le temps est radieux. Quelques minutes avant ce moment suspendu ont été diffusées trois vidéos insoutenables, tournées cette même semaine de mai 2019 par Dominique Pelicot. L'homme avait invité l'un des accusés à violer son épouse à l'île de Ré, où le couple séjournait dans la résidence secondaire de sa fille.
La septuagénaire fixe les clichés. Puis ses yeux se perdent dans le vide. Elle sait, depuis le 2 novembre 2020, que ces moments de bonheur partagés avec son ex-mari se sont juxtaposés avec l'infâme, l'ignoble, l'inconcevable. Ce jour-là, le commissaire de Carpentras lui annonce qu'elle a été droguée pendant des années par l'homme qui partageait sa vie et violée par de multiples inconnus, qu'il recrutait sur internet. L'espace de quelques secondes, elle pense à disparaître.
Mais quatre ans après, Gisèle Pelicot est bien vivante. Elle arrive "déterminée" à l'ouverture du procès de ses 51 agresseurs le 2 septembre, au tribunal d'Avignon, "même si elle avait beaucoup d'appréhension", se souvient Stéphane Babonneau, l'un de ses avocats. A ce moment-là, personne ne connaît son prénom, ni son visage. Dans les articles relatant l'affaire, dévoilée par Le Parisien en septembre 2021, elle apparaît sous des pseudonymes. Elle a jusqu'ici "refusé toute demande de la presse, car elle ne souhaitait surtout pas s'exposer", rapporte son conseil.
Les médias, déjà nombreux, découvrent une femme de 71 ans, carré auburn, petites lunettes de soleil rondes, la peau marquée par le temps. Personne n'imagine à ce moment-là que son visage va devenir iconique.
Opposée au huis clos
Ce 2 septembre, Gisèle Pelicot prend une décision qui change le cours de sa vie : après avoir un temps envisagé le huis clos, qui est de droit dans les affaires de violences sexuelles, elle demande une audience publique. Pressentant qu'elle sera, peut-être, "attaquée d'autant plus brutalement derrière des portes closes, glisse Stéphane Babonneau. Et, de façon plus personnelle, elle ne voulait pas s'enfermer seule avec les accusés." Presque tous poursuivis pour viols aggravés sur Gisèle Pelicot.
"Elle n'avait aucune envie de se battre pour que tout le monde voie ces vidéos, mais elle ne voulait pas laisser passer l'idée que le viol serait tellement indigne qu'on ne pourrait pas le montrer."
Stéphane Babonneau, avocat de Gisèle Pelicotà franceinfo
Pièces maîtresses du dossier, ces images retrouvées sur le disque dur de Dominique Pelicot ont permis de mettre fin à la longue errance médicale de la victime : neuf ans de trous noirs, d'absences répétées, et un amaigrissement de 15 kilos, dû aux doses exorbitantes de Temesta cachées dans sa nourriture par l'homme qui vivait à ses côtés. Après délibération, la cour accède à la demande de Gisèle Pelicot : le procès sera public.
"Ce n'est pas pour moi que je témoigne"
Trois jours après, le 5 septembre, elle s'avance à la barre pour la première fois, vêtue d'une robe corail et d'un chemisier blanc. Dans son dos, une salle d'audience pleine à craquer. "Ce moment était notre Everest quand le procès a commencé", relate Stéphane Babonneau, alors inquiet de l'épreuve que représente cette première prise de parole. Mais, loin de se montrer déstabilisée, elle livre un témoignage bouleversant, sans larmes, relatant "le traumatisme immense" de la découverte des faits. "J'ai été sacrifiée sur l'autel du vice", lâche Gisèle Pelicot. Une femme charismatique se révèle à la barre.
Loin de se cantonner à son seul vécu, son discours revêt une portée universelle. "Ce n'est pas pour moi que je témoigne, mais pour toutes ces femmes qui subissent la soumission chimique. Le jour où une femme se lèvera et ne se rappellera pas ce qu'elle a fait la veille, elle se dira : 'Tiens, j'ai entendu le témoignage de Madame Pelicot'", clame la septuagénaire dans une salle silencieuse, où seuls résonnent les claviers des journalistes.
En quelques minutes, ses mots sont partout. La presse britannique, espagnole, américaine, allemande, néerlandaise et japonaise s'en fait l'écho. L'Espagne se passionne particulièrement pour l'affaire, qui lui rappelle celle de "la meute", un procès pour viols en réunion qui avait suscité l'indignation dans le pays.
"Cet élan me donne une responsabilité"
Le 14 septembre, à l'appel de collectifs féministes, des milliers de personnes, essentiellement des femmes, se rassemblent dans une trentaine de villes en France pour la soutenir. "On est toutes Gisèle", scande la foule. Son visage apparaît sur les panneaux des militantes, on loue "son courage". La retraitée devient l'incarnation de toutes les victimes de violences sexuelles. Un visage pour toutes les autres.
"J'ai été profondément touchée par cet élan qui me donne une responsabilité", affirme-t-elle deux jours plus tard, devant une nuée de journalistes. "Grâce à vous tous, j'ai la force de mener ce combat jusqu'au bout."
Dans les jours qui suivent, un rituel se met en place au tribunal : le public, essentiellement féminin, applaudit Gisèle Pelicot quand elle entre et sort de la salle d'audience. Certaines femmes fondent en larmes à sa vue. "On dirait vraiment une rock star", s'émerveille l'une d'elles. On lui offre des fleurs, qu'elle reçoit toujours "avec beaucoup d'émotion, note Stéphane Babonneau. Elle a même eu un olivier."
Sa cliente est "particulièrement portée vers la jeunesse", observe-t-il, se souvenant d'un groupe de femmes inconsolables après la projection de plusieurs vidéos de viols commis sur elle. "Elle tentait de les réconforter, leur disait : 'Oubliez toutes ces vilaines images, profitez de votre jeunesse'", dans un moment "surréaliste".
Ses avocats ne comptent plus les courriers à son attention. "C'est comme la lettre au père Noël. Où que vous soyez dans le monde, vous écrivez : 'Gisèle Pelicot, 84000 Avignon', ça arrive au tribunal." Parfois, ce sont même des colis, comme cette écharpe confectionnée en Australie par une artiste aborigène, que Gisèle Pelicot porte lors de plusieurs journées d'audience.
Ces marques d'affection lui donnent le courage nécessaire pour se confronter à la violence des faits. Car dans la salle d'audience, l'ambiance est oppressante. Jour après jour, Gisèle Pelicot doit entendre les récits des viols qu'elle a subis, de 2011 à 2020, par au moins 72 hommes, dont 50 ont pu être identifiés et poursuivis. "Ce qui la sauve de tout cet enfer, c'est de ne pas avoir les souvenirs. Mais en entendant toutes ces dépositions, les souvenirs se créent", observe à la barre son ex-belle-fille, le 18 novembre.
Elle découvre tous ces visages, semaine après semaine. Des hommes de sa tranche d'âge, d'autres qui pourraient être ses enfants, voire ses petits-enfants, comme Joan K. ou Adrien L., respectivement 22 et 24 ans au moment des faits. Des inconnus pour l'écrasante majorité, mais aussi une figure familière, Simone M., un voisin, qu'elle croisait à la boulangerie. "Quand on a préparé ce procès, on pensait qu'elle resterait deux semaines", rapporte son avocat. Mais Gisèle Pelicot met un point d'honneur à être présente chaque jour, ne s'absentant qu'à de rares occasions. "Elle se dit que des personnes prennent une journée de congé pour venir la voir. Elle ne se voit pas ne pas être là."
Assise dans le petit rectangle de la partie civile, elle doit se "familiariser" chaque lundi avec une nouvelle cohorte de cinq à sept hommes, venus chez elle, dans sa propre chambre, parfois seulement quelques heures après les premiers échanges avec Dominique Pelicot sur Coco.fr. Lors de la diffusion des vidéos, qu'elle a déjà visionnées en grande partie avant le procès, elle regarde sa tablette, fixe le sol, ou tente de faire abstraction en conversant avec la juriste de France Victimes qui l'accompagne.
Mais le son n'est-il pas pire encore que les images ? Ses ronflements sonores remplissent la salle d'audience. Les hommes filmés chuchotent : "Je la chope par où ?", demande l'un. "J'y mets tout dedans ?", interroge un autre. Sans compter tous ces moments, effroyables, où elle manque de s'étouffer, à cause des fellations imposées par ses agresseurs.
Entre lassitude et incompréhension
Certains ont reconnu s'y être rendus six fois. C'est le cas de Romain V., qui assure avoir cherché avant tout "du lien social", comme "des sorties, aller au théâtre, au cinéma, faire une balade". "Et en fin de compte, ce n'était pas ça, et je ne m'en suis rendu compte qu'à la sixième fois, c'est quand même bien malheureux !", a osé le sexagénaire. C'est ce genre d'explications absurdes, parfois grotesques, que Gisèle Pelicot a dû supporter. C'est aussi Ahmed D. qui lance : "Je ne suis pas violeur mais, si j'avais violé quelqu'un, ça n'aurait pas été une dame de 57 ans, mais une belle…" Ou encore Vincent C., poursuivi pour s'être rendu deux fois à Mazan, qui soutient sans ciller : "Aucun intérêt pour moi, mais c'était pour satisfaire le couple."
Une attitude désinvolte qui a poussé la septuagénaire à quitter la salle d'audience quelques minutes. Pour la première et dernière fois. Chaque jour, elle se montre stoïque, détournant simplement le regard quand les accusés lui présentent leurs excuses. Gisèle Pelicot les ignore. "Non, non." "C'est un peu tard !", s'agace-t-elle, estimant que "quand ils s'excusent, ils s'excusent eux-mêmes".
"Elle n'avait aucune attente de ces individus, mais elle est quand même déçue".
Stéphane Babonneauà franceinfo
Quel sentiment prédomine chez elle au terme de ces 51 interrogatoires ? "La lassitude", relève Stéphane Babonneau. Sa cliente est "dans l'incompréhension concernant le positionnement des accusés". Mais parfois, son flegme la quitte, comme quand Redouan E. l'accuse ouvertement d'être de mèche avec son ex-mari, le chef d'orchestre de son supplice.
Ce climat de suspicion atteint son paroxysme le 19 septembre, lorsque 27 photos intimes d'elle sont diffusées à la demande de la défense. Ces clichés, pris à l'insu de Gisèle Pelicot, selon elle, sont censés prouver qu'un certain nombre d'accusés ont pu être "trompés". Ils auraient pensé en les recevant que "madame était consentante et joueuse pour aller partager un moment à trois", avance l'avocate Isabelle Crépin-Dehaene. Son confrère, Philippe Kaboré, n'hésite pas à interroger la victime sur ses éventuels "penchants exhibitionnistes".
"On cherche quoi dans cette salle ? A ce que je sois coupable ?"
Gisèle Pelicotface à la cour criminelle du Vaucluse
Des accusations insupportables pour l'intéressée. "Il m'est arrivé d'être nue chez moi, dans ma piscine, mais je suis en train de me justifier et je trouve ça insultant. Je comprends que les victimes de viol ne portent pas plainte car on passe vraiment par un déballage où on essaye d'humilier la victime !", s'insurge-t-elle, laissant éclater sa colère.
Mais cette séquence, et certaines insinuations la concernant, laissent des traces chez elle. "Depuis près de huit semaines, j'ai été blessée, interpellée", déclare-t-elle à la barre, le 23 octobre. "On m'a dit que j'étais complice, consentante. On a même essayé de me dire que j'étais alcoolique. Il faut être solide pour être devant cette cour criminelle."
"Tu as choisi les bas-fonds de l'âme humaine"
Pour la première fois, la victime interpelle directement celui qui l'observe tous les jours dans son box vitré, assis à une quinzaine de mètres d'elle. "J'aimerais m'adresser à Monsieur Pelicot. Je ne vais pas pouvoir le regarder, la charge émotionnelle étant là", précise-t-elle d'une voix tremblante. "Tu as été pour moi un homme bienveillant, attentionné, jamais je n'ai douté de ta confiance", poursuit Gisèle Pelicot avant de marquer une pause, gagnée par l'émotion. "On a partagé des vacances, les anniversaires, les Noël... Tout ça, pour moi, c'était le bonheur", souffle-t-elle, évoquant leurs cinquante ans de vie commune, leurs trois enfants et leurs sept petits-enfants.
"Comment a-t-il pu me trahir à ce point ? Comment as-tu pu faire entrer des individus dans ma chambre à coucher ?"
Gisèle Pelicotface à la cour criminelle du Vaucluse
Régulièrement, Dominique Pelicot tente de susciter l'empathie de son ex-femme. "Je l'ai bien aimée quarante ans et mal aimée pendant dix. J'ai tout gâché, je n'aurais jamais dû faire ça", sanglote-t-il, lors de son premier interrogatoire. "Je n'ai jamais considéré ma femme comme un objet", se défend l'homme de 71 ans.
Ces deux mois et demi de procès n'ont pourtant cessé de montrer à quel point il a cherché à l'avilir par tous les moyens. En l'affublant de dessous affriolants et vulgaires contre son gré et en l'insultant copieusement lors des viols qu'il lui faisait subir. "Je ne comprends pas comment il a pu en arriver là. Moi, j'ai toujours essayé de te tirer vers le haut, vers la lumière. Toi, tu as choisi les bas-fonds de l'âme humaine", lui lance Gisèle Pelicot, combative et décidée à ne pas sombrer.
Le 19 novembre, la défense l'assaille de questions, estimant qu'elle est encore sous "une emprise très forte" de son ex-mari. On lui reproche de n'avoir pleuré qu'une fois, à l'évocation de l'enfance de celui-ci. L'intéressée s'en défend et réaffirme continuer à porter le nom Pelicot en solidarité avec ses petits-enfants, "pour ne pas qu'ils aient honte de le porter". "On se souviendra de Madame Pelicot, beaucoup moins de Monsieur Pelicot."
Comme un boxeur
"On doit se demander : comment cette femme est debout aujourd’hui ?", observait Gisèle Pelicot à la barre le 5 septembre. Après le 2 novembre 2020, celle qui a toujours aimé marcher s'est mise à se balader plus longuement que d'habitude, accompagnée de son bouledogue. Son fils David l'a bien observée. Il lui a aussi demandé ce qu'elle faisait lors ces sorties. "Je parle à ce monsieur. Je lui demande pourquoi il m'a fait ça", lui a-t-elle répondu. "J'ai appris bien plus tard que pendant ces promenades, elle criait sa colère", ajoute David. Son autre fils, Florian, a précisé n'avoir jamais vu sa mère pleurer pendant les quatre mois où elle a habité chez lui, juste après la découverte des faits.
Pour comprendre la résilience de cette femme, il faut, dit-elle, remonter à son enfance. Gisèle Pelicot a perdu sa mère, décédée d'un cancer généralisé, alors qu'elle n'avait que 9 ans. "J'apprends très vite que je ne serai jamais plus une petite fille comme les autres", relate-t-elle. La frêle septuagénaire se voit comme un boxeur, qui "tombe et se relève sans cesse". Elle qui a quitté du jour au lendemain sa maison de Mazan, s'est installée dans un endroit secret, où elle a lié de nouvelles amitiés. Elle s'y dit très entourée, y compris par sa famille. "Je suis totalement détruite. Il me faudra encore beaucoup d'années : je ne sais pas si ma vie suffira pour arriver à comprendre", confie-t-elle à la barre.
D'une voix assurée, elle ajoute : "Autour de moi, j'entends beaucoup de femmes et d'hommes qui me disent : 'Vous avez énormément de courage'. Ce n'est pas du courage, c'est de la détermination, pour faire avancer cette société." Une entreprise ambitieuse, mais à la hauteur de son abnégation.
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