Procès des viols de Mazan : pour les soignants, le difficile diagnostic des "troubles évocateurs" de la soumission chimique

Article rédigé par Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
"Il n'y pas de signaux spécifiques pour repérer une soumission chimique, seulement des troubles évocateurs, par exemple des vertiges", estime Leïla Chaouachi, pharmacienne au centre d'addictovigilance de Paris. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)
Gisèle Pelicot a subi des viols d'inconnus pendant dix ans. Inconsciente, elle ne s'en souvient pas : son mari, jugé depuis le 2 septembre devant la cour criminelle du Vaucluse, aux côtés de 50 autres hommes, est accusé de l'avoir droguée à son insu avec un anxiolytique et un somnifère.

"Ce n'est pas pour moi que je témoigne, mais pour toutes ces femmes qui subissent la soumission chimique." Lorsque Gisèle Pelicot prend la parole, le 5 septembre, au procès de son mari et de 50 hommes, accusés de l'avoir violée entre 2011 et 2020, alors qu'elle était droguée et inconsciente, la septuagénaire tient à s'adresser aux victimes de la soumission chimique, c'est-à-dire l'administration de substances psychoactives à des fins criminelles, à leur insu ou sous la menace. "Le jour où une femme se lèvera, et ne se rappellera pas ce qu'elle a fait la veille, elle se dira : 'Tiens, j'ai entendu le témoignage de Madame Pelicot'", lance-t-elle, face à la cour criminelle du Vaucluse.

Un message en forme d'alerte pour éviter que son calvaire ne se reproduise. Car Gisèle Pelicot, elle, n'a jamais fait le lien entre ses problèmes de santé, la soumission chimique et les viols, puisqu'elle était plongée dans un sommeil profond, proche du coma, au moment des faits. Pas plus que son entourage ou les médecins qu'elle consultait. Quelques heures avant les viols, son mari, Dominique Pelicot, avait pris l'habitude de dissimuler des pilules de Temesta, un puissant anxiolytique, dans sa nourriture dans le but de l'endormir. Les analyses de ses cheveux révèlent aussi l'ingestion d'un somnifère, au moins pendant un an.

"Absences", "trou noir" et "perte de mémoire"

En raison de ces dosages de médicaments, "toutes les trois semaines environ", Gisèle Pelicot souffrait de trous de mémoire, parfois pendant 48 heures. Désorientée, elle tenait des propos incohérents. "Ses absences auraient débuté le 27 novembre 2010", a affirmé l'experte légiste à l'audience. "Les troubles ne se produisaient que les week-ends. Je ne comprenais pas pourquoi je dormais autant", a confié la victime à l'experte. Ils se multiplient en 2013, lorsqu'elle quitte la région parisienne avec son mari, pour vivre une retraite qu'elle pensait paisible, sous le soleil de Mazan, un village au pied du Mont-Ventoux. Mais dans les années qui suivent, ses amis et sa famille la trouvent "très fatiguée et amaigrie" et craignent un début d'Alzheimer.

En 2017, face à l'insistance de ses enfants, Gisèle Pelicot consulte un neurologue à Carpentras. Le spécialiste parle alors "d'un ictus amnésique qui s'apparente à une sorte de trou noir, une perte de mémoire sans séquelles", écrit sa fille, Caroline Darian, dans un livre en forme de journal intime sur cette affaire, intitulé Et j'ai cessé de t'appeler papa (Editions JC Lattès) . La septuagénaire passe aussi un scanner cérébral, "sans résultat". L'un de ses deux fils se souvient d'un dîner où elle a "les yeux dans le vide" et part se coucher en plein repas. "En 2019, maman est retournée voir un autre neurologue à Cavaillon qui a mis ça sur le compte d'un terrain anxieux", relate Caroline Darian. Une forme immense d'anxiété dans laquelle elle est restée pendant près d'une décennie. Dans son rapport d'expertise, la légiste a estimé que l'ingestion des médicaments à haute dose lui a fait courir "un risque vital, avec mise en danger d'elle-même et d'autrui", notamment lorsqu'elle conduisait.

"Penser l'impensable"

Pourquoi n'avoir jamais soupçonné une soumission chimique ? Cette affaire hors norme est impossible à concevoir et la victime elle-même ne se doutait de rien, s'accordent à dire les professionnelles de santé interrogées par franceinfo. "Cela implique de penser l'impensable", observe Lucie Bosméan, médecin généraliste en Isère, spécialisée dans les violences intrafamiliales. "Repérer les violences n'est pas évident, mais il existe des points d'alerte", reconnaît la praticienne.

"Quand un corps exprime des symptômes résistants ou qui se répètent, le soignant doit chercher plus loin. Si les symptômes restent inexpliqués, il faut se poser la question : 'Qu'est-ce qui ne colle pas ?'"

Lucie Bosméan, médecin généraliste

à franceinfo

Mais aux yeux de Lucie Bosméan, ce réflexe requiert "un regard et une expérience plus poussés", surtout pour un médecin traitant, "au carrefour de toutes les autres spécialités". "Il faut prendre le temps de faire la synthèse de toute l'histoire médicale, y compris des consultations hors de notre cabinet", ce qui s'avère difficile selon elle, dans un "système de santé morcellé et en tension" depuis des années.

Afin d'améliorer le repérage des violences intrafamiliales, y compris les plus insoupçonnables, ainsi que l'accompagnement des victimes, Lucie Bosméan, diplômée depuis quatre ans, forme des professionnels de santé de tous âges. Elle constate des différences générationnelles : "Les jeunes soignants savent que ces violences constituent un problème de santé mais ne savent pas comment procéder. C'est plus dur pour ceux qui ont une grande expérience mais qui sont formés sur le tard. Ils sont souvent effarés et se disent : 'J'ai vu passer tellement de patientes, je n'ai rien vu'..." Mais pour la médecin, cette "étape de prise de conscience" est "primordiale". Peu importe à quel moment de la carrière elle intervient. Et c'est seulement depuis 2019 que la Haute autorité de santé recommande aux professionnels "de demander à toutes leurs patientes si elles subissent ou ont subi des violences par le passé, même en l'absence de signes d'alerte".

"Des symptômes récurrents sans signe d'agression"

"Pour déceler la soumission chimique, il faut savoir que cela existe. D'où l'importance de former les soignants, afin qu'ils orientent les victimes vers les bons interlocuteurs" , abonde Leïla Chaouachi, pharmacienne au centre d'addictovigilance de Paris, formatrice, et qui a lancé avec Caroline Darian la campagne #Mendorspas, afin de lutter contre la soumission chimique. Experte auprès de l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), elle dirige une étude annuelle menée depuis 2003 sur l'ampleur du phénomène en France. La dernière en date, publiée le 6 septembre, recense 1 229 signalements suspects, 97 soumissions chimiques vraisemblables, 786 possibles et 346 vulnérabilités chimiques, en 2022.

"Dans un cas sur deux, la victime a une amnésie des faits, mais avec des signes indicateurs d'une agression : elle se réveille nue dans la rue, ou dans un appartement en désordre, sans souvenirs. Elle pense à la soumission chimique, donc les soignants n'ont pas de travail de repérage à faire", développe Leïla Chaouachi. L'experte poursuit : "Restent les cas complexes, comme celui de Gisèle Pelicot, avec des symptômes récurrents sans signe d'agression. Il n'y pas de signaux spécifiques pour repérer une soumission chimique, seulement des troubles évocateurs, par exemple des vertiges." Leïla Chaouachi détaille, en formation, tous les cas possibles, y compris la maltraitance chimique des enfants ou des personnes âgées. Pour aller au-delà de l'image du GHB versé dans un verre en discothèque.

Des analyses toxicologiques complexes et coûteuses

Bien que la lutte contre la soumission chimique fasse l'objet d'une mission gouvernementale, l'accès au prélèvement toxicologique reste très difficile, regrette Sophie Tellier, responsable du Centre d'orientation, de recherche et d'assistance légale face aux infractions sexuelles (Coralis) de la Maison des femmes de Saint-Denis. Le plus souvent l’urine et le sang doivent être analysés dans les 48 heures après l'ingestion. "Passé ce délai, il faut attendre deux mois pour réaliser un prélèvement de cheveux à visée de recherche toxicologique, qui consiste à analyser trois mèches de la taille d’un crayon", pointe-t-elle. Ils ne pourront être analysés qu'à la demande des autorités judiciaires et uniquement par des laboratoires experts. Le coût est élevé : environ 1 000 euros. Rares sont les structures, comme la Maison des femmes de Saint-Denis, qui enclenchent la démarche sans dépôt de plainte, pré-requis pour accéder à ces prélèvements médico-légaux et condition expresse pour se faire rembourser.

"Dans tous les cas, les victimes doivent avoir un soupçon, rappelle Sophie Tellier. Ce qui n'était pas le cas de Gisèle Pelicot. D'où l'importance du dépistage de toutes les violences dans la sphère familiale."

"On ne devient pas violent avec la soumission chimique. Au préalable, d'autres formes de violence ont dû exister."

Sophie Tellier, de la Maison des femmes de Saint-Denis

à franceinfo

De fait, Caroline Darian relate, dans son livre, avoir été "témoin" d'une "scène de violence conjugale" entre ses parents, à l'âge de 9 ans environ. Elle évoque aussi les "problèmes gynécologiques" de sa mère. Gisèle Pelicot avait consulté à deux reprises pour des douleurs inexpliquées. "Le médecin n'avait rien décelé de particulier et lui avait donné un traitement antifongique sur plusieurs jours. En effet, son col de l'utérus était très enflammé", écrit Caroline Darian. Pas de quoi tirer une conclusion : les causes d'une telle inflammation sont nombreuses, explique Joëlle Belaïsch-Allart, présidente du Collège national des gynécologues et obstétriciens français, qui ne souhaite pas commenter davantage sans connaître le dossier médical de Gisèle Pelicot. La victime a appris, peu après la révélation des faits, qu'elle souffrait de quatre infections sexuellement transmissibles.

Contre la soumission chimique, une "lutte à tous les niveaux"

Autre point révélé par l'enquête : Dominique Pelicot accompagnait systématiquement sa femme pendant les consultations sur ses absences inexpliquées. Une omniprésence qui pose question. Fallait-il y voir un signal d'alerte ? De son côté, la docteure Joëlle Belaïsch-Allart se dit "favorable" à la présence du conjoint, "si la patiente le souhaite". A contrario, Emmanuelle Piet, médecin de Protection maternelle et infantile, et gynécologue, considère que recevoir un couple est "une faute professionnelle, car on ne peut pas partager la consultation". "Les médecins doivent arrêter de penser que l'homme a le droit de tout savoir sur sa femme. C'est un vieil archaïsme", s'insurge la docteure, fondatrice du Collectif féministe contre le viol.

"Difficile aussi, pour les patientes qui sont sous emprise, de l'accepter", souligne Christine Louis-Vahdat, gynécologue obstétricienne et référente sur les questions d'éthique au Conseil de l'ordre des médecins. "Le praticien pourrait l'aider, s'il en avait la possibilité", ajoute-t-elle. Pour pallier ce manque, elle se félicite de l'arrivée d'une "plateforme de téléconseil", baptisée "Crafs" (Centre de référence des agressions facilitées par les substances) qui, "permet au médecin de géolocaliser toutes les ressources autour de lui pour s'adresser aux bons endroits". L'application, qui verra le jour en octobre et à laquelle le Conseil national de l'ordre des médecins sera associé, a été élaborée par l'experte Leïla Chaouachi. Cette dernière insiste : "Un seul professionnel de santé ne peut pas tout faire. La lutte contre la soumission chimique doit être collective et s'inscrire à tous les niveaux, y compris à l'échelle citoyenne."


Les femmes victimes de violences peuvent contacter le 3919, un numéro de téléphone gratuit et anonyme. Cette plateforme d'écoute, d'information et d'orientation est accessible 24 heures sur 24 et sept jours sur sept. Ce numéro garantit l'anonymat des personnes, mais n'est pas un numéro d'urgence comme le 17 qui permet pour sa part, en cas de danger immédiat, de téléphoner à la police ou la gendarmerie.

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