Une opacité autour des participants aux essais, un freinage tardif encore inexpliqué… Beaucoup de questions restent en suspens. Contacté à plusieurs reprises, le service de presse de la SNCF nous a renvoyés dans un premier temps vers les communiqués de presse déjà en ligne, en nous expliquant qu’une information judiciaire était en cours et que l’entreprise ne souhaitait pas s’exprimer davantage. Finalement, à la veille de la publication de notre article et après un appel de nos confrères de France 2, la direction de la communication nous a rappelés. Elle a confirmé l'absence de réglementation autour des listes d'invités. Par ailleurs, elle a dit attendre les résultats des enquêtes, soulignant que le temps judiciaire était un temps long. Elle a aussi rappelé avoir mandaté un cadre dirigeant pour être en contact avec les familles.
Si la parole officielle est difficile à obtenir, celle des salariés de la SNCF l'est encore davantage. Parler à la presse en règle générale semble déjà fortement déconseillé. En 2013, après le déraillement d’un train à Brétigny qui avait fait sept morts, France Inter s'était fait l’écho d’un avis, distribué par la direction régionale de la SNCF en Auvergne, sur les relations à entretenir avec les médias : "La violation de l'obligation de discrétion et de loyauté peut être une cause réelle et sérieuse de licenciement." A l’époque, la SNCF avait évoqué l'"initiative isolée d'un manager local, qui n'a fait que rappeler les règles existantes". Outre un verrouillage de sa communication, c’est un manque de coopération avec la justice qui fait aujourd’hui surface dans l’enquête sur l’accident de Brétigny – ce que conteste la SNCF.
Dans ce contexte, difficile d’obtenir des témoignages. Nous avons approché plusieurs personnes présentes dans le train d’essais. A chaque fois, nous nous sommes heurtés à un refus. Certaines sont encore sous le choc, n’ont pas encore repris le travail. Elles oscillent parfois entre l’envie de raconter et la peur d’en dire trop. Elles craignent surtout des répercussions professionnelles. Après avoir hésité à nous parler, l’une d'elles, employée de Systra, nous a renvoyés vers la directrice de communication de l’entreprise. Les éléments de langage sont rodés : "La priorité est de s’occuper des salariés et des collaborateurs", "Systra veut laisser la place à l’enquête". "Le fait de ne pas parler est une décision commune entre eux et nous", assure-t-on encore, balayant toute idée de consigne donnée aux salariés.
Seul un conducteur de TGV confie de manière anonyme quelques éléments sur le conducteur de la rame, rescapé de l'accident, et dont il est proche. "Il est extrêmement pro. J’ai un grand respect pour lui. C’est un technicien hors pair, amoureux de son métier", affirme-t-il. Les conducteurs de TGV sont à part dans la famille cheminote, et les conducteurs d’essai encore plus. "Sur 14 000 conducteurs de la SNCF, ils sont soixante, détaille-t-il. Ce sont des conducteurs chevronnés. La plupart sont déjà des formateurs pour le TGV, ce sont des gens qui apportent une assistance technique par téléphone. On les appelle pour ramener une rame avec une grosse avarie, par exemple. C’est la crème de la crème." Une expertise qui semble difficilement contestable quand on n'est pas de la SNCF. Il suffit de parcourir des forums de cheminots et, plus largement, les réseaux sociaux pour saisir ce corporatisme très fort.
Après l'accident, Guillaume Pepy avait promis que "tout" serait fait. Des réunions de debriefing avec les techniciens de la SNCF et de Systra ont ainsi été organisées par l'entreprise. Christine Dujardin en garde un goût amer. "Ma famille et moi avons posé beaucoup de questions. Ils se sont élevés contre nos interrogations de néophytes car nous remettions en cause leur savoir-faire extrême. Ces messieurs nous disaient que nous n’y connaissions rien. Tous ces gens de la SNCF, ils ont une culture d’entreprise. 'Nous sommes des pilotes d’essai, nous avons fait de notre mieux'", raconte-t-elle. Pour elle, la rapidité de la reprise des essais est "un manque de respect". "En tant que famille de victime, on n'est pas la priorité. Il faut aller vite, remettre la rame en état, il faut faire du profit", constate-t-elle.
Et dans cette culture d’entreprise, la communication ne fait pas partie des codes. "Il y a une camaraderie de corps et on ne parle pas à l’extérieur, et surtout pas quand il s’agit de sécurité, analyse le député Gilles Savary. Mais cela se télescope avec la culture moderne, les attentes des usagers. Si la SNCF se trouve aujourd’hui bloquée entre ces deux cultures, elle entretient aussi la culture du silence. En France, on dit que l’armée est la grande muette, mais la SNCF, c’est la deuxième grande muette. C’est l’omerta."
Face à ce silence, Christine Dujardin, dévastée par la perte de sa fille, espère obtenir des réponses. Pour l’heure, entre la SNCF et sa famille, il n’a été question que d’argent. "Très vite après l’accident, nous avons été contactés par le coordonnateur des victimes d’Eckwersheim pour nous proposer une avance. Mais on n'est pas en état. C’est très humiliant, très blessant, l’idée de monnayer notre enfant. Combien vaut un enfant ? Des milliards de milliards ? Une œuvre d’art ? Une étoile dans le ciel ? interroge Christine Dujardin. La SNCF nous a payé les obsèques. O.K., merci. Mais accompagner les familles, ce serait les aider à comprendre comment fonctionnent les rames d’essais et ce qui s’est passé."
Crédit de la photo de couverture : FREDERICK FLORIN / AFP