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Euro 2021 : comment les bouteilles des sponsors ont fini par inonder les conférences de presse

Article rédigé par Raphaël Godet, Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Cristiano Ronaldo lors d'une conférence de presse (sans bouteille de soda devant lui), le 14 juin 2021.  (HANDOUT / UEFA)

Un joueur se cache entre les affichettes des sponsors et les bouteilles dont les marques ont payé pour apparaître à cette place. Saurez-vous le retrouver ? 

Vous souvenez-vous de ce qui s'est passé lundi 14 juin ? La République tchèque a surpris l'Ecosse à Hampden Park (2-0), le député LREM Denis Masséglia a défié son collègue LFI Ugo Bernalicis à League of Legends sur Twitch... Et Cristiano Ronaldo a déplacé une bouteille de Coca-Cola pendant une conférence de presse.

Un geste qui a donné le hoquet au cours de la firme en Bourse et lancé un débat international sur le sponsoring d'un événement sportif par le géant du soda. L'occasion de se demander comment ces rendez-vous médiatiques sont devenus de grandes foires à la saucisse où le moindre centimètre carré est disputé par les sponsors.

Le chef de presse de l'équipe France, Philippe Tournon, installe le meneur de jeu des Bleus, Zinédine Zidane, pour une conférence de presse, le 1er avril 2003, à la veille d'un match Italie-France des éliminatoires de l'Euro 2004, à Palerme (Italie). (PATRICK HERTZOG / AFP)

Aujourd'hui, n'importe quel joueur s'exprime devant un panneau où sont concentrés une vingtaine de marques, qui ont versé jusqu'à 35 millions d'euros pour associer leur image à celle de cet Euro 2021. Des montants qui justifient peut-être le niveau de détail du règlement de l'UEFA à ce sujet. Soixante-dix pages pour codifier au millimètre les à-côtés des matchs et lister les installations requises, à commencer par un studio et une régie pour les équipes de télévision, dont les surfaces précises s'accompagnent d'un nombre minimum de chaises, du détail du système audio requis, d'emplacements pour les caméras…

"Une toile, des velcros"

Cela n'a pas toujours été le cas. Sous Aimé Jacquet, il suffisait d'un simple panneau avec le logo de la FFF placé dans l'axe des caméras. Mémoire des Bleus, Philippe Tournon, chef de presse entre 1983 et 2018, avec une parenthèse pendant l'ère Domenech, se souvient du temps où "on avait notre propre panneau". "Une toile, des velcros, et c'est moi qui l'attachais", raconte-t-il. "Le panneau a grossi, est devenu de plus en plus sophistiqué. Après, est arrivé l'écran devant les micros, où défilent le nom des sponsors et des partenaires." Dans la dernière décennie, les gadgets publicitaires sont arrivés. "C'est dans l'air du temps", observe Philippe Tournon.

"Au début, il n'y avait pas de bouteille sur le pupitre devant les joueurs. Puis, il y en a eu une, puis deux, puis trois…"

Philippe Tournon

à franceinfo

Jusqu'à sept bouteilles pendant cet Euro – six de soda et une de la marque d'eau minérale du même géant américain –, un record enregistré lors de la conférence d'avant-match de Belgique-Finlande (2-0) avec le sélectionneur des Scandinaves.

"S'il y a des bouteilles, il y a un contrat"

Cristiano Ronaldo, lui, ne veut que de l'eau et cela pourrait rester en travers de la gorge de la Coca-Cola Company. "Coca va vouloir avoir une discussion avec l'UEFA, fait-on savoir au sein de la filiale française. Bien sûr que c'est un sujet. S'il y a des bouteilles là, devant les micros, c'est que c'est dans un contrat qui a été signé."

D'ailleurs, ce n'est pas tout à fait le premier incident de ce genre. Quand Ronaldinho, le fantasque meneur passé par le PSG et le Barça, a signé, tout sourire, avec l'Atlético Mineiro en 2012, la photo a mis de l'eau dans le gaz entre Coca-Cola et le joueur, liés par contrat. Au premier plan, devant le n°10, c'est Pepsi, sponsor du club*, qui s'affichait. La goutte de soda qui a fait déborder la canette, c'est quand Ronaldinho en a ouvert une et l'a sifflée en mondovision.

Outre-Atlantique, le basketteur Kawhi Leonard a déjà repoussé une bouteille de Gatorade avant une conférence de presse, étant sous contrat avec une autre marque. Les quelques autres fois où une bouteille avait fait parler d'elle, c'était plutôt à la rubrique insolite. L'entraîneur de foot américain Nick Saban avait fait le show lors d'une conférence de presse en demandant aux journalistes de poser les questions qui fâchent à la bouteille de Coca installée à côté du micro. La fédération avait ensuite fait du flacon la star d'un court documentaire*.

Lors de son arrivée au PSG, en 2016, Unaï Emery avait expliqué sa tactique à l'aide des bouteilles placées devant lui. L'Equipe avait même appelé le frère de l'entraîneur basque pour tenter d'en savoir plus sur ce qu'ils avaient pris comme un coup de communication, raconte le journaliste Romain Molina dans le livre El Maestro.

"Elles sont chaudes et on n'a pas prévu de glaçons"

Du placement de produit, en somme, comme la bouteille de champagne Bollinger dans tous les James Bond et le Martini "au shaker, pas à la cuillère" entrés dans la légende. "Ça reste un décor, on ne peut pas dire que là, sur le coup, on entre dans l'intimité du sportif, estime l'économiste du sport Vincent Chaudel, cofondateur de l'Observatoire du sport business. On ne l'oblige pas à boire du Coca. Là, ce serait intrusif." De son côté, l'UEFA rappelle juste que "les sponsors permettent le développement du football en Europe". Quitte à mettre de l'eau dans son vin, ou dans sa bière, en acceptant finalement, vendredi, de retirer les boissons alcoolisées lors des conférences de presse de joueurs musulmans.

Extrait d'une conférence de presse du club de football du FC Lorient, en décembre 2020. (FC LORIENT)

En Ligue 1 aussi, les bouteilles ont trouvé peu à peu leur place. Au FC Lorient, cinq ans que des bouteilles du soda local Breizh Cola trônent sur la table de la salle de presse. "Ce n'est pas une clause du contrat, mais ça serait chouette si un joueur en décapsulait une pour la boire", sourit Sébastien Pensivy, responsable sponsoring et partenariats du FC Lorient. "En même temps, ça m'étonnerait, elles sont chaudes et on n'a pas prévu les glaçons", se reprend-il. L'important, ce n'est pas qu'elles soient bues, mais vues. "Avant le début de la conférence de presse, on fait systématiquement un test caméra pour s'assurer que les bouteilles soient bien dans le champ."

Cela fait partie d'une stratégie plus globale dont le but est de multiplier la présence des marques pour provoquer l'association dans le cerveau du téléspectateur. Les chercheurs de l'université de Stirling (Royaume-Uni) ont mis en évidence que, pendant l'Euro 2016, les fans français percevaient plus de 100 références au brasseur Carlsberg* (PDF) par match, alors que la publicité pour l'alcool est interdite depuis la Loi Evin (et que la bière servie dans les stades, sans alcool, était insipide, selon les supporters).

Un spectateur russe boit une bière avant le match Russie-Slovaquie de l'Euro 2016, disputé à Lille (Nord). (VLADIMIR PESNYA / SPUTNIK / AFP)

Panneaux publicitaires, gobelets en plastique brandis par les spectateurs ravis de se voir sur écran géant, tout est bon pour que le logo s'incruste dans la rétine du téléspectateur. "Ce qui est important dans le sponsoring, c'est le 1+1 : un euro que vous dépensez en droits sportifs, un euro dans le faire-savoir, abonde Vincent Chaudel. Quand vous regardez un match, à la mi-temps, il y a des pubs des sponsors de l'Euro, quand vous regardez l'interview d'après-match, vous revoyez la marque. Tout ça envoie le message au spectateur : 'la pub que tu viens de voir a un lien avec mon engagement.'" Le coup parfait ? Les conférences de presse, dont les extraits sont repris dans les JT et sur les sites d'information, "touchent un public plus large que celui du football, bien au-delà des passionnés", insiste l'économiste.

Contrepartie de cette surexposition : tout est désormais codifié, soupire Philippe Tournon, plutôt de la vieille école. "En Russie, en 2018, on arrivait à des situations complètement dingues. Je me souviens que les gens de la Fifa étaient venus nous voir pour inspecter les chaussettes des joueurs. Je vous jure, des chaussettes ! Ils avaient remarqué quelque chose entre deux mailles de chaussettes, ils pensaient que c'était le logo d'une marque. Pas du tout, c'était du design, une fantaisie. Ça ne rigolait pas." Vous soupirez ? Attendez qu'on ait des hologrammes d'avions de Qatar Airways qui passent derrière les joueurs pendant les conférences de presse, ou qu'on les oblige à répondre aux journalistes au volant d'une Volkswagen, tous deux sponsors du tournoi. On ne voudrait pas leur donner des idées, mais tout ça peut aller beaucoup plus loin à l'avenir.

* Les liens suivis d'un astérisque conduisent vers des contenus en anglais.

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