Elections sénatoriales : quel est vraiment le rôle des élus au palais du Luxembourg ?
Souvent critiqué, le Sénat remplit pourtant un rôle de stabilisateur parmi les institutions, et apparaît comme un contre-pouvoir efficace face à la majorité présidentielle.
Archaïque, inutile et antidémocratique pour les uns, indispensable contre-pouvoir et garant de la stabilité des institutions pour les autres. Depuis l'avènement de la République, l'existence du Sénat n'a jamais fait l'unanimité en France. En son temps, Edouard Herriot le considérait comme une "assemblée d'hommes à idées fixes, dont les méfaits sont heureusement compensés par une forte mortalité". En 1998, Lionel Jospin, alors Premier ministre, y voyait "une anomalie parmi les démocraties". Plus récemment, la suppression pure et simple du Sénat a été l'une des revendications des "gilets jaunes".
>> L'article à lire pour comprendre les élections sénatoriales du 27 septembre
La deuxième chambre du Parlement souffre d'un déficit de légitimité et de notoriété par rapport à l'Assemblée nationale. Les élections sénatoriales du 27 septembre, qui vont permettre de renouveler 172 de ses 348 sièges, approchent d'ailleurs dans une relative indifférence. Pourtant, le Sénat a réussi ces dernières années à démontrer qu'il ne pouvait être réduit à sa réputation de maison de retraite pour vétérans de la politique, sous les ors du palais du Luxembourg.
"Son utilité n'est plus contestée que par les ignorants de la chose publique", se réjouit auprès de franceinfo l'ancien garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas (PS), auteur d'un Que Sais-je sur le Sénat (Presses universitaires de France, 2019). "En particulier au cours de cette législature, le Sénat a montré le rôle irremplaçable qui est le sien. Le bicaméralisme [un Parlement composé de deux chambres] est quelque chose de précieux, à améliorer plutôt qu'à transformer", estime-t-il.
La négociation plutôt que l'opposition frontale
Concrètement, à quoi sert le Sénat ? L'article 24 de la Constitution de 1958 dispose que le Parlement, qui comprend donc l'Assemblée nationale et le Sénat, "vote la loi", "contrôle l'action du gouvernement" et "évalue les politiques publiques". La rédaction et l'adoption des textes de loi est donc la première mission des sénateurs, conjointement avec les députés. Pour être adoptés, les projets et propositions de loi doivent être votés dans les mêmes termes, à la virgule près, par les deux chambres, qui examinent le texte alternativement. C'est la fameuse "navette parlementaire". En cas de désaccord à l'issue de ce processus, une commission mixte paritaire rassemblant des députés et des sénateurs est convoquée pour tenter de trouver un compromis. Si elle échoue, l'Assemblée nationale a le dernier mot.
Le Sénat ne dispose donc pas de droit de veto sur un texte avec lequel il serait en total désaccord. Conscients de cette limite, les sénateurs préfèrent généralement la négociation à l'opposition frontale, y compris lorsque le Sénat n'est pas de la même couleur politique que le gouvernement. Le recours à la procédure du "dernier mot" de l'Assemblée nationale n'a ainsi été utilisé que sur environ 25% des textes depuis le début du quinquennat d'Emmanuel Macron. Les trois quarts restants ont été adoptés grâce à la navette parlementaire ou à un accord en commission mixte paritaire.
Comme leurs collègues députés, les sénateurs font usage de leur droit d'amendement, qui permet de proposer des modifications au texte qui leur est soumis. Lorsque les deux chambres sont du même bord, les statistiques montrent qu'environ 90% des amendements adoptés au Sénat sont repris à l'Assemblée nationale. Dans le cas inverse, plus de la moitié des amendements du Sénat finissent tout de même par être adoptés. Une preuve de "la qualité du travail effectué par la chambre haute", s'enorgueillissent les services du palais du Luxembourg sur son site internet. En séance, indépendance d'esprit et liberté de vote prennent le pas sur les consignes partisanes, loin des postures souvent affichées au Palais-Bourbon.
Une "soucoupe" pour "laisser refroidir les textes"
Délaissé par les "têtes d'affiche" de la politique, moins médiatisé et imprégné d'une courtoisie qui tranche avec les esclandres observés parfois dans les travées de l'Assemblée, le Sénat met un point d'honneur à se consacrer plus sereinement à la rédaction des textes de loi. "De fait, l'Assemblée nationale se retrouve toujours dans la frénésie législative, ce qui peut conduire à une trop grande rapidité d'écriture", note Jean-Jacques Urvoas, qui fut président de la commission des lois à l'Assemblée de 2012 à 2016. "Le Sénat impose un ralentissement utile au choix des bons mots. Ils doivent être judicieusement choisis, car la loi va ensuite être interprétée par le juge."
Les sénateurs français aiment à rappeler cette anecdote, venue d'outre-Atlantique, selon laquelle Thomas Jefferson demanda à George Washington, en 1797, à quoi pouvait bien servir le Sénat, tout en versant le contenu d'une tasse de thé dans une soucoupe pour le faire refroidir. "Vous venez de répondre à votre propre question", lui répondit Washington, expliquant que le Sénat était "la soucoupe dans laquelle nous versons les textes législatifs pour les laisser refroidir".
"Les sénateurs sont certainement plus attentifs au choix des adverbes, à la place de la virgule", confirme le constitutionnaliste Dominique Rousseau. "Les rapports du Sénat sont souvent mieux construits, mieux rédigés et plus précis que ceux de l'Assemblée nationale."
Un contre-pouvoir face à la majorité
La deuxième grande prérogative exercée par le Sénat concerne le contrôle de l'action du gouvernement. Tous les jeudis, les sénateurs interpellent les ministres, comme le font les députés le mardi. Lors de l'exercice 2019-2020, ils ont aussi posé pas moins de 5 000 questions écrites au gouvernement.
Les sénateurs peuvent en outre créer des missions d'information ou des commissions d'enquête. Celle formée à l'été 2018 sur l'affaire Benalla a offert au Sénat une exposition médiatique exceptionnelle, avec des heures d'audition retransmises en direct sur les chaînes d'information. A travers cette commission d'enquête, le Sénat avait pleinement exercé son rôle de contre-pouvoir, au grand dam de l'Elysée. La tenue des débats, menés avec flegme par le président de la commission des lois, Philippe Bas (LR), n'a souffert aucune comparaison avec l'ambiance électrique de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale, qui a fini par se saborder sans rendre de rapport.
"Cette commission d'enquête a montré qu'une institution comme le Sénat, qui a le courage d'assumer ses responsabilités constitutionnelles, est indispensable dans une grande démocratie", souligne Philippe Dallier, premier vice-président (LR) du Sénat. Dans l'affaire Benalla, "le Sénat a sauvé l'honneur du Parlement", ose Jean-Jacques Urvoas, rappelant que la chambre haute fut, en 1971, à l'initiative de la première commission d'enquête parlementaire de la Ve République, à propos d'un scandale financier autour de la reconstruction des abattoirs de la Villette.
"A l'écart du triangle Elysée-Matignon-Assemblée"
Son rôle de contre-pouvoir, le Sénat l'exerce aussi grâce à sa capacité de blocage en matière constitutionnelle. Pour modifier la loi fondamentale de la République, l'accord de la chambre haute est en effet indispensable, de même que pour les lois organiques qui touchent directement à son organisation. Un verrou souvent synonyme d'immobilisme, mais qui prémunit contre les potentielles dérives de la part du camp majoritaire. La grande liberté d'action exercée par le Sénat tient en partie à sa position particulière au sein de la République. "Le Sénat est à l'écart du triangle Elysée-Matignon-Assemblée", note Jean-Jacques Urvoas.
Il s'agit de la seule institution qui ne puise pas sa légitimité dans l'élection présidentielle, alors que celle-ci structure notre paysage politique.
Jean-Jacques Urvoasà franceinfo
Depuis l'instauration du quinquennat en 2002, les élections législatives, organisées dans la foulée de l'élection présidentielle, ont à chaque fois donné une forte majorité au chef de l'Etat fraîchement élu. Ces échéances n'ont en revanche aucune incidence sur la composition du Sénat, renouvelé par moitié tous les trois ans, au suffrage universel indirect.
A la différence des députés, élus par les citoyens, les sénateurs sont élus par des "grands électeurs", eux-mêmes désignés à 95% par les conseils municipaux. Un mode de scrutin très critiqué, mais qui se justifie par le fait que le Sénat "assure la représentation des collectivités territoriales de la République", selon la Constitution. Au sein du collège des grands électeurs, les petites communes sont surreprésentées par rapport aux grandes collectivités. De même, à l'intérieur de l'hémicycle, les départements ruraux sont proportionnellement mieux lotis que les plus peuplés.
L'assemblée "du seigle et de la châtaigne"
Cette particuliraité à inspiré le grand professeur de droit Georges Vedel, qui, en 1958, décrivait le Sénat comme "l'assemblée du seigle et de la châtaigne". "Il y a encore un peu de cela", admet le patron des sénateurs PS, Patrick Kanner. Malgré les réformes menées depuis (mandat passé de neuf à six ans, renouvellement par moitié et non plus par tiers, élection à la proportionnelle dans certains départements…), le mode de scrutin avantage structurellement la droite, la gauche ne l'ayant contrôlé qu'entre 2011 et 2014. Un "accident pas près de se reproduire", selon l'ancien ministre de François Hollande.
Aujourd'hui encore, le Sénat souffre d'une image conservatrice et poussiéreuse liée à son histoire. Alors que la Ire et la IIe République avaient consacré un Parlement monocaméral, la IIIe République a mis en place un Sénat en 1875, une concession des républicains pour obtenir le soutien des monarchistes au nouveau régime. Longtemps opposé au droit de vote des femmes, le Sénat est aussi à l'origine de la chute du premier gouvernement du Front populaire de Léon Blum en 1937. C'est encore le Sénat qui a obtenu le scalp du général de Gaulle en 1969, démissionnaire après un référendum perdu sur la réforme de la chambre haute.
Pour le constitutionnaliste Dominique Rousseau, le salut du Sénat ne pourra passer que par une réforme du mode de scrutin et l'abandon du modèle jacobin, "car l'existence d'un Sénat n'est pas discuté dans un Etat fédéral". Plusieurs propositions ont été faites pour atténuer le déséquilibre démographique et mieux représenter les grandes collectivités telles que les conseils régionaux ou les métropoles, sans succès à ce jour. A droite, on considère que cette spécificité mérite justement d'être préservée. "Le Sénat ne peut pas représenter à la fois les territoires et la population", estime Philippe Dallier. "Il faut trouver un équilibre entre les territoires très peu peuplés et les territoires très denses, sinon la ruralité disparaîtra. Et c'est un sénateur de Seine-Saint-Denis qui vous le dit !"
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