"La campagne présidentielle est écrasée" : face à la guerre en Ukraine, le désarroi des candidats
Depuis près de deux semaines, les discours des candidats à l'élection présidentielle ont changé de nature en raison du conflit à l'est de l'Europe. Au point que certains redoutent, à 35 jours du premier tour, de voir ce grand rendez-vous démocratique passer au second plan, avec une prime au président-candidat et chef de guerre Emmanuel Macron.
D'une crise à l'autre. Alors que la cinquième vague du Covid-19 avait un temps fait craindre une campagne présidentielle contrainte par les restrictions sanitaires, c'est désormais la guerre en Ukraine qui s'invite avec fracas dans la vie politique française. Depuis 10 jours et l'invasion de l'Ukraine par la Russie, le 24 février, cette actualité a dominé toutes les autres, du Salon de l'agriculture au dernier rapport alarmant du Giec. Au point que les visages de Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky sont devenus plus familiers aux Français que ceux des candidats en lice pour cette élection capitale, dont le premier tour a lieu dans 35 jours, le 10 avril.
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Le conflit a relégué la séquence présidentielle, pourtant extrêmement attendue, à l'arrière-plan. "Nous n'avons pas de campagne", déplorait même Valérie Pécresse, la candidate LR, mercredi sur France 5. Et alors que "le pire est à venir" dans cette crise, selon le président de la République, rien ne dit que la situation géopolitique puisse permettre aux débats d'émerger dans l'opinion publique à mesure que l'échéance, cruciale, approche.
Meetings repensés et polémiques sur Poutine
En attendant, depuis deux semaines, toutes les campagnes s'ajustent, d'abord sur la forme. Ici, Marine Le Pen et France 2 conviennent de décaler d'une semaine l'émission "Elysée 2022" consacrée à la candidate du RN et initialement prévue le 24 février, jour de l'invasion russe. Là, Yannick Jadot annule sa participation au Forum des possibles programmé à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) le lendemain du déclenchement de la guerre, vendredi 25 février. "On aménage nos rendez-vous en les adaptant au contexte", explique Marine Tondelier, porte-parole du candidat écologiste.
Les réunions publiques changent de nature, aussi. C'est ce qu'a décidé Anne Hidalgo, en transformant un meeting classique prévu à Bordeaux (Gironde), samedi 26 février, en événement de soutien au peuple ukrainien. Jean-Luc Mélenchon ne fait pas autre chose avec son "meeting pour la paix", à Lyon, dimanche 6 mars.
A un mois du premier tour, chacun tente de s'adapter à cette nouvelle donne internationale, avec un objectif : trouver le ton juste pour ne pas apparaître trop en décalage avec l'actualité mais sans laisser filer de précieux jours de campagne. Les voix se font plus graves et chaque mot est soupesé, comme si la guerre en Ukraine avait jeté un voile sur l'intensité habituelle d'une campagne présidentielle. "Il faut que tout le monde rehausse le niveau d'exigence morale par rapport à l'élection", assure Anne Hidalgo à franceinfo. "On peut critiquer, mais sans en rajouter", abonde Eric Coquerel, député La France insoumise de Seine-Saint-Denis et lieutenant de Jean-Luc Mélenchon.
"Le moment n'invite pas à l'union sacrée, mais à plus de retenue."
Eric Coquerel, député LFI de Seine-Saint-Denisà franceinfo
Les polémiques entre les candidats n'ont pas disparu pour autant. Elles se sont simplement déplacées sur le terrain international, à l'image de la violente charge d'Anne Hidalgo contre Jean-Luc Mélenchon, lundi. Dans L'Express, la candidate PS a accusé son rival de La France insoumise d'être "devenu l'allié et le soutien de Vladimir Poutine". "Ce sont des propos diffamatoires", réplique l'entourage de Jean-Luc Mélenchon. A gauche, la question ukrainienne a mis au jour des fractures nettes en matière diplomatique. C'est également le cas à droite et à l'extrême droite : depuis dix jours, Valérie Pécresse ne cesse de s'en prendre à Marine Le Pen et Eric Zemmour à propos de leurs liens avec Vladimir Poutine.
Un candidat échappe pourtant aux attaques frontales de ses rivaux dans ce dossier : Emmanuel Macron. Le chef de l'Etat, qui a officialisé jeudi soir sa candidature à un second mandat, était attendu au tournant par l'ensemble de ses concurrents, après un hiver marqué par la vague Omicron du Covid-19. La guerre en Ukraine a forcé ses adversaires à remiser leurs critiques les plus acerbes. En matière de politique étrangère, "il n'y a pas besoin de s'en prendre à Emmanuel Macron", évacue Anne Hidalgo, "en phase avec les décisions" prises face à Moscou. Après avoir qualifié le chef de l'Etat de "monarchique et dictateur", vendredi, l'ancien président des Républicains, Laurent Wauquiez, a "retiré" ce terme, "pas adapté" dans le contexte actuel.
Pour Macron, "une spirale vertueuse" sans programme
S'ils l'épargnent parfois, tous les adversaires d'Emmanuel Macron redoutent en tout cas une prime au chef de guerre dans ces conditions. "Il est factuellement le seul à avoir la compétence sur ce sujet à l'heure actuelle, c'est donc une spirale vertueuse pour le pouvoir en place", analyse la politologue et sociologue Virginie Martin. Le sénateur Les Républicains Bruno Retailleau dit craindre, auprès du Monde (article payant), "un réflexe légitimiste du 'rally around the flag effect', 'le ralliement au drapeau'".
Ce concept, théorisé aux Etats-Unis par le politologue John Mueller dans les années 1970, avance l'idée d'un soutien accru, en temps de guerre ou de crise majeure, au pouvoir en place. L'éclatement de la crise du Covid-19, en mars 2020, avait ainsi entraîné une nette hausse de la popularité du chef de l'exécutif. Deux ans plus tard, pour la crise ukrainienne, les oppositions guettent l'essoufflement de cette dynamique, apparue dans les sondages mi-février. "Dans un premier temps, lors d'une crise, ça renforce un peu le président… tant que les décisions paraissent être les bonnes. Après, ça s'efface", espère Eric Coquerel.
La guerre en Ukraine a une autre conséquence sur la campagne du président sortant : en lice pour sa propre succession, il n'a pour l'heure pas avancé de programme détaillé, ni même de mesures concrètes. Alors qu'une polémique avait émergé sur l'absence de programme du candidat Macron à deux mois du premier tour de l'élection, en 2017, le projet du président sortant n'est pas vraiment au centre des discussions cette année. "Il y a cinq ans, le programme était un enjeu pour sa crédibilité, mais ce ne sera pas important cette année", balaie un stratège de la campagne.
"Emmanuel Macron sera moins jugé sur son programme que sur son incarnation."
Un membre de son équipe de campagneà franceinfo
Sans véritable projet à cinq semaines de l'échéance, comment le chef de l'Etat va-t-il s'investir dans cette campagne particulière ? Son entourage a plusieurs fois expliqué qu'il ne prévoyait pas de participer aux débats précédant le scrutin. "Il est probable qu'il s'installe dans cette facilité de ne pas débattre", redoute un proche d'Anne Hidalgo. "Il y a deux semaines, on pensait avoir un président-candidat surtout candidat. Désormais, alors que la campagne est écrasée, Emmanuel Macron sera surtout président. Il ne pourra utiliser que de faibles interstices pour sa réélection", justifie un cadre de la majorité.
Ces interstices pourraient même se révéler inexistants. "Aucun des Français ne comprendrait que le chef des armées ne se concentre pas exclusivement sur cette crise", a avancé Bruno Le Maire sur franceinfo, mardi, laissant présager une campagne réduite au minimum. Pour l'heure, selon Le Parisien, un meeting du candidat Macron initialement prévu samedi à Marseille a été décalé d'une semaine, au 12 mars.
Une crise de légitimité à venir ?
Un président favori mais candidat par intermittence, des échanges phagocytés par la guerre en Ukraine… "S'il n'y a pas de débat, de bilan, de projet et que le président est réélu, alors ce sera dans une forme d'omission démocratique avec un risque de légitimité au cours du mandat", a averti lundi sur Europe 1 le président du Sénat, Gérard Larcher, dont les craintes sont partagées par d'autres candidats.
"Si le choix des Français n'est pas fait de façon consciente, on aura à en payer le prix après."
Anne Hidalgoà franceinfo
Pour sa part, la politologue Virginie Martin anticipe une réémergence des mouvements contestataires, à l'image des "gilets jaunes" à l'automne 2018. "Alors que les élus sont déjà très mal élus, si la campagne est confisquée cela pourrait enflammer les braises de la frustration des oppositions", juge la spécialiste. Pour elle, le climat actuel de la campagne pourrait conduire de nombreuses personnes à ne pas se rendre aux urnes en avril.
L'abstention est-elle le risque majeur d'une campagne qui n'a jamais véritablement démarré ? "On n'a jamais vu des Français se désintéresser d'une élection présidentielle, qui reste un rendez-vous exceptionnel", veut croire l'ancien préfet Gilbert Payet, conseiller d'Eric Zemmour. "Pour une immense majorité des gens, quoi qu'on dise, les questions des fins de mois, de sécurité ou de civilisation retrouveront forcément leur place" dans les semaines à venir.
Qu'importe si cela peut ressembler à une forme de méthode Coué, l'enjeu est aussi de ne pas laisser la guerre en Ukraine dicter son rythme à la vie politique française. "Ce serait paradoxal et dangereux de mettre notre démocratie entre parenthèses", avertit Eric Coquerel. Malgré une situation plus qu'incertaine en Ukraine, toutes les écuries engagées dans la course à l'Elysée excluent, pour l'instant, l'éventualité d'un report du scrutin.
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