"FN des villes" et "FN des champs" mènent double front en Haute-Vienne, terre de gauche
Comment le Front national gagne-t-il des voix dans des départements traditionnellement acquis à d'autres forces politiques ? Reportage à Limoges, pour suivre la stratégie du parti frontiste.
Blottie au fond d’une cour, la permanence limougeaude du FN est discrète. Ce mercredi 19 avril, à quelques jours du premier tour, les lieux sont pourtant en ébullition, sous la veille discrète d’une statue de Jeanne d’Arc en pierre. Ici, dans un fief historique de la gauche, la candidature de Marine Le Pen à la présidentielle creuse son sillon. "Nous avons tous les ingrédients nécessaires : des quartiers populaires, beaucoup de ruralité et une agriculture forte", résume Vincent Gérard, secrétaire départemental du FN. Objectif ? Conquérir l'électorat urbain sur l'insécurité, l'électorat rural sur la désertification et les deux sur la même détestation de Bruxelles.
"Mélenchon oublie l'insécurité et l'immigration de masse"
Olivier Sivebaek, responsable FN Jeunesse, plonge dans le coffre de sa voiture et saisit une lourde sacoche de tracts, avant d'enchaîner les boîtes aux lettres. Ses préoccupations ? Les migrants, la perte de souveraineté et l'insécurité. "Regardez Poutou qui veut désarmer la police, alors qu’ils se font insulter toute la journée..." Quand il arrive dans des rues aux noms de fleurs, dans un quartier planté de petites maisons, une voisine apparaît, un arrosoir à la main. "Ici, il y avait un mouvement ouvrier solidaire, autour des chaussures et de la porcelaine. Et puis la CGT a été créée à Limoges [en 1895], explique Laurence. Mais les gens meurent, cet esprit disparaît."
Le quartier est né en 1956, construit pour une population modeste, avec des maisons identiques, par économie d'échelle. "Aujourd'hui, dans les immeubles, certaines personnes à faibles revenus ont du mal à gérer leur comportement", nuance-t-elle, quand le militant cherche à l'amener sur le terrain de l'insécurité. "On m'a pris mon or dans un cambriolage." Laurence trouve que "Jean-Luc Mélenchon parle bien" mais refuse de dévoiler son choix. "Nous avons une partie en commun sur l'Europe, mais il oublie l’insécurité et l’immigration de masse", rétorque Olivier Sivebaek. Un coup de vent emporte quelques tracts. "Marine Le Pen s’envole dans les sondages !"
Un ami s’est fait agresser par ce qu’on peut appeler sociologiquement des 'racailles'. Nos propos sont justifiés par le réel. Ce qui est arrivé est la conséquence d’une immigration de masse.
Olivier SivebaekResponsable FNJ de Haute-Vienne
Un ancien PS parmi les nouveaux adhérents
La Haute-Vienne reste une terre de gauche, mais pour combien de temps ? En 2012, ses électeurs ont voté François Hollande à 35,9% au premier tour (63,99% au second), quand Marine Le Pen plafonnait à 16,44%, en dessous de son score national. Mais en 2014, la mairie de Limoges est passée à droite, après cent deux ans de socialisme, tandis que le parti de Marine Le Pen continue d'accroître son implantation locale. "La progression du nombre d'adhérents FN en Haute-Vienne est l'une des plus rapides en France, assure Vincent Gérard, sans vouloir citer de chiffres. Le département a été très longtemps à gauche, sans alternance, d'où l'envie de changement."
Le FN local s'est même offert le luxe d'accueillir dans ses rangs un ancien militant socialiste. "J’ai un parcours atypique, c'est vrai", concède Yves (*) en souriant, lui qui a brûlé son ancienne carte. Il dit avoir été lassé par le "blabla" des réunions au PS et réclame de l'action. "Cela fait vingt ans que la route de Poitiers, très accidentogène, doit être mise en 2x2 voies. Et la LGV ne verra pas le jour. On en avait pourtant besoin pour désenclaver la région." S'il a rejoint le FN, il y a un mois et demi, c'est "d'abord pour elle sur l'affiche", Marine Le Pen. "Je la voyais à la télé, j’ai lu son programme et je me suis reconnu. Je veux que la France soit remise en ordre, avec des contrôles aux frontières."
Quand la mairie est passée à droite, en 2014, j'ai vu des militants PS pleurer. Comme Limoges a toujours été de gauche, ils ne voyaient pas pourquoi ça aurait changé.
Yvesmilitant FN
"Je ne suis ni fasciste, ni raciste, ni xénophobe, résume Pierre-David, encarté au FN depuis quinze jours, pour son baptême militant. Je veux une candidate pro-France, pas un candidat comme Emmanuel Macron, téléguidé depuis Bruxelles." A ses yeux, les médias ne valent pas mieux. "Ils nous enfument pour conserver le clivage droite-gauche, mais les gens se 'réinforment' en ligne, avec plein de vidéos sur Macron". Il refuse d'être classé à l'extrême droite : "Marine Le Pen est nationaliste, patriote et républicaine." Il participe à la campagne quatre jours par semaine, au sein d'une équipe galvanisée par les sondages.
Un syndicaliste en VRP dans les campagnes
En dehors des quartiers populaires, le FN prend également racine dans les communes rurales du département. En témoigne le ralliement de Christophe Lechevallier, ancien MoDem et alors secrétaire général de la FDSEA, en septembre dernier. Dès le lendemain, des reportages sont consacrés à cet ancien candidat de "L'amour est dans le pré". Il est contraint de remettre sa démission, après avoir été entendu par le conseil d’administration du syndicat. "Alors quand je suis au MoDem, pas de problème, mais quand je suis au FN, problème. Elle est belle, la démocratie !" Les agriculteurs ne lui en tiennent pourtant pas rigueur : il a été élu vice-président de la FNSEA régionale, en mars.
Aujourd’hui, les partis ont oublié leur base politique, leurs valeurs d’origine. N’importe quel parti doit aller voir les gens, avant et après les élections. Aller prendre un café, passer le bonjour. Le FN progresse pour une somme de petites choses.
Christophe LechevallierExploitant agricole, syndicaliste
"A Châlus, une commune voisine, il n’y a plus qu’un pharmacien au lieu de deux, et moitié moins de commerçants dans la rue Nationale, explique-t-il. Quand on commence à voir que les horaires de la Poste se réduisent, on anticipe la désertification." Le 13 avril, il réussit à faire venir Marine Le Pen dans sa ferme de Pageas (Haute-Vienne), pour une réunion publique devant 500 personnes. "Pour appuyer l’image agricole, j’avais disposé du matériel tout autour et déplacé du foin." Quelque 500 personnes sont présentes. "J’ai reconnu quelques têtes et j’ai parfois été surpris. Faire venir la candidate du FN dans une terre de gauche, ce n’est pas toujours bien vu par les gens."
Au syndicat, Christophe Lechevallier défend parfois la politique agricole commune, mais lui voudrait plutôt une politique agricole française, sans l'Union européenne. "Aujourd’hui, on donne 20 milliards d’euros et on en récupère seulement 13, assure-t-il. Marine Le Pen m’a promis de maintenir les accords commerciaux, même en cas de sortie de l’UE, car la France est en position de force pour négocier avec beaucoup de pays." Mais cet argument n'est pas toujours suffisant pour convaincre les agriculteurs. La proposition de prix garantis pour les éleveurs, au bénéfice d'un arbitrage de l'Etat, est plus simple à porter.
"Une question de survie pour le PS"
Traditionnellement fort dans le secteur, le PS peine à contrer ses adversaires, à commencer par Marine Le Pen. "Quand j'ai vu un ancien du PS tracter avec le FN place des Carmes, explique Gülsen Yildirim, mandataire pour la campagne de Benoît Hamon, j'ai eu de la peine, car je l'appréciais beaucoup." Dans cette "période de recomposition politique", elle s'inquiète des bons scores frontistes dans les quartiers populaires, "mais surtout dans le monde rural, là notamment où le PCF et l’ADS (Alternative démocratie socialisme, un parti aujourd'hui installé seulement dans le département) étaient bien ancrés, comme vers Ambazac ou autour de Saint-Junien."
Avec la montée de la précarité, la situation se dégrade dans des quartiers populaires. J’y ai grandi et j'ai vu la montée du religieux, mais le PS a toujours été mal à l’aise avec la sécurité et l’immigration.
Gülsen YildirimMandataire départementale pour la campagne de Benoît Hamon
Les militants socialistes peinent à retrouver la ferveur de 2012. La fédération locale a d'abord soutenu Manuel Valls, tandis que les électeurs ont, eux, choisi Benoît Hamon lors de la primaire. De quoi plonger le PS local dans des doutes existentiels. "Le FN parle aux couches populaires et ses combats doivent être pris en compte, même si ses solutions sont mauvaises", estime Gülsen Yildirim, qui rappelle tout de même les bons scores socialistes aux européennes, aux départementales et aux régionales. "Le Limousin reste encore une terre de gauche. Mais après les prochaines échéances électorales, il y a un vrai défi pour le PS. C’est une question de survie."
Terre de gauche ? C'est une idée qui a été valable pendant longtemps, mais qui n'est plus opérante. Est-ce qu'on dit que Tours est communiste parce qu'il y a eu le congrès de Tours ? Le vote s'est nationalisé ici aussi, il faut regarder Limoges et le Limousin tels qu'ils sont.
Vincent BrousseHistorien spécialiste du département
"Il y a un tropisme particulier dans ce vote d'extrême droite en Haute-Vienne. Il s'apparente au FN du Nord, sur le modèle d'Hénin-Beaumont, plutôt qu'au FN du Midi, profondément d'extrême droite, analyse l'historien Vincent Brousse, spécialiste de la carte électorale du Limousin. C'est un vote qui vient principalement de gauche. Dans le quartier de la Bastide, le FN a fait 36% aux municipales de 2014, et la liste du PS s'est effondrée, pas celle de la droite." Pour ne rien arranger, Limoges a perdu son statut de capitale régionale. "Aujourd'hui, il y a neuf quartiers éligibles comme 'prioritaires de la politique de la ville', c'est considérable par rapport à la taille de la ville."
Le FN va-t-il en profiter ? Sur le mur de sa permanence, une carte affiche déjà les trois circonscriptions de Haute-Vienne, en vue des législatives de juin.
(*) Prénom modifié à sa demande.
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