Grand entretien "Peut-être que dans 10 ans, ce sera une solution très satisfaisante" : pourquoi la France n'est-elle toujours pas passée au vote électronique ?

Pour ces élections législatives anticipées, le vote électronique n'est possible que dans quelques villes en France pour les Français de l'étranger. Véronique Cortier, directrice de recherche au CNRS, explique à franceinfo les raisons de ce faible déploiement lors des scrutins français.
Article rédigé par franceinfo - Simon Cardona
Radio France
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Temps de lecture : 9min
Boulogne-Billancourt fait partie des quelques villes en France qui proposent dans ses bureaux de vote des machines à voter, depuis 2007 pour la ville des Hauts-de-Seine. (STEPHANE MILHOMME / RADIOFRANCE)

Pourquoi ne pas appuyer simplement un bouton sur une machine pour désigner son candidat, au lieu de s'embêter à plier des bulletins de vote trop grands dans une petite enveloppe ? La question revient à chaque élection et s'est encore posée lors des européennes début juin, date à laquelle on ne savait pas encore que nous allions très vite être de nouveau appelés aux urnes.

Il faut d'abord casser quelques clichés : le vote électronique, sur machine, existe en France mais seulement dans quelques villes. Des communes ont obtenu une autorisation entre 2003 et 2008 et utilisent encore ces outils électroniques. En 2007, plus d'1,5 million de Français résidant en France ont voté avec une machine, un système de vote adopté alors par 83 communes françaises. En 2017, le nombre de votants est tombé à un million (étude de Chantal Enguehard, Camille Noûs, Some Things you may Want to Know about Electronic Voting in France, 2020). Il y a donc de moins en moins de votants sur des machines électroniques en France.

Deuxième cliché, l'écologie. Aucun pays ne pratique à 100% le vote électronique, il faut donc quand même imprimer des bulletins de vote pour des questions d'accessibilité. Mais il existe pour l'instant un frein principal au vote électronique en France qui empêche tout débat sur ce sujet, c'est la sécurité. Explications de Véronique Cortier, directrice de recherche au CNRS au laboratoire d'informatique Loria (Nancy), co-autrice de Le vote électronique, les défis du secret et de la transparence (éd. Odile Jacob, 2018).

Franceinfo : Pourquoi la France a-t-elle un temps adopté partiellement le vote électronique avant de revenir sur sa décision ?

Véronique Cortier : On peut distinguer deux types de vote électronique. Il y a les machines à voter où les gens se déplacent dans les bureaux de vote et votent avec des machines. Et il y a le vote par internet où l'on vote de n'importe où avec un ordinateur. En France, sur le territoire métropolitain, il y a effectivement certaines communes qui ont le droit d'utiliser des machines à voter. Mais il y a eu un moratoire. Ce sont donc uniquement ces communes qui utilisent des machines à voter depuis 2008, voire avant, qui ont encore le droit de l'utiliser. Ce qui veut dire que ce sont des machines qui ne sont plus mises à jour d'un point de vue sécurité. Il faudra un jour arrêter de les utiliser.

Près de 410 000 Français vivant à l'étranger ont voté en ligne pour le premier tour des élections législatives. À l'ère du numérique, pourquoi le gouvernement ne lance-t-il pas cette méthode de vote sur le territoire français ?

Il y a plusieurs difficultés, que ce soit en France ou dans beaucoup de pays. À l'heure actuelle, les systèmes de vote électronique n'offrent pas le même niveau de sécurité que le vote papier à l'urne, tel qu'il est organisé en France. Un premier problème est l'authentification : comment faire pour s'assurer que c'est le bon électeur qui vote ?

"Pour le vote à l'urne, les gens viennent avec leur carte d'électeur. Il est difficile de faire des fraudes à grande échelle. Alors que pour le vote par internet, lors de ces législatives, les Français à l'étranger ont reçu des identifiants transmis par SMS ou par un autre moyen, ce qui offre d'autres angles d'attaque."

Véronique Cortier, directrice de recherche au CNRS

à franceinfo

Il existe France Connect pour s'authentifier en ligne.

En effet France Connect est une piste dans le futur. Mais d'une part, on n'a pas le droit d'obliger les électeurs à l'utiliser. D'autre part, le niveau de sécurité offert par France Connect, dans un contexte d'élection, reste encore à évaluer.

Et pour le vote sur les machines ? On se dit que ça a l'air accessible à tout le monde comme méthode, contrairement au vote en ligne.

Effectivement, c'est très simple... si vous faites confiance à la machine. Aux États-Unis, où les machines sont très utilisées, des collègues américains (des scientifiques) les ont beaucoup attaquées. Ils ont montré, par exemple, qu'ils pouvaient installer Pac-Man dessus. Il faut avoir conscience que ces machines ne disparaissent pas du jour au lendemain. Elles sont stockées et pendant tout le temps de stockage, des personnes malveillantes peuvent tenter d'y accéder et d'en modifier le code.

Pourtant, il y a des pays où ça fonctionne.

En Estonie, plus de la moitié de la population a voté par Internet lors de la dernière élection. Ils peuvent signer électroniquement leur bulletin de vote avec leur carte d'identité qui est dans leur poche. Cela apporte beaucoup d'un point de vue sécurité. En France, on commence à avoir des cartes d'identité électronique. Est-ce qu'on peut les utiliser pour signer des bulletins ? Ce n'est pas clair et de toute façon, tout le monde n'a pas encore cette nouvelle carte d'identité. Mais peut-être que dans 10 ans, ce sera une solution très satisfaisante.

"L'Estonie dispose d'un système de sécurité relativement avancé qui offre d'assez bonnes garanties pour l'intégrité du vote, même si votre ordinateur est corrompu et tente de modifier votre vote. Si vous cliquez A, l'ordinateur peut valider finalement B. Le système de vote électronique estonien dispose d'une protection contre ce type d'attaque, ce qui n'est pas le cas en France."

Véronique Cortier, directrice de recherche au CNRS

à franceinfo

La Suisse est également un exemple intéressant. Ils n'utilisent pas encore le vote électronique à large échelle, mais ils votent très souvent avec des votations trois fois par an. En pratique, ils ont souvent 5 à 15 questions à laquelle ils doivent répondre. Les électeurs votent beaucoup par la poste, ce qui n'est vraiment pas très bon d'un point de vue sécurité. Cela fait maintenant une bonne dizaine d'années que la Suisse souhaite offrir du vote électronique à ces concitoyens et elle s'en donne les moyens avec une législation très exigeante. Ainsi, en 2019, des tests publics de sécurité ont été effectués. Non seulement il était permis d'attaquer, mais c'était même récompensé ! Plusieurs problèmes ont été identifiés, ce qui a conduit à une suspension du vote électronique pendant quelques années, avec une reprise à l'automne 2023.

Il y a des couacs connus à cause du vote par Internet ? 

L'Australie a compté jusqu'à 500 000 électeurs pour certaines élections. Mais récemment, ils ont arrêté au moins temporairement, parce que sur les dernières élections plus de 10 000 personnes n'ont pas pu voter. En France, en 2023, il y a trois circonscriptions qui ont été rejouées à cause du vote électronique, dont deux parce que beaucoup de personnes n'avaient pas reçu le SMS qui leur permettait de voter.

La généralisation du vote électronique était une promesse de campagne d'Emmanuel Macron en 2017.

Quand un politique appelle à développer le vote électronique en France, on se dit "Aïe !". Il ne faudrait pas passer à l'électronique parce que c'est à la mode, il faut vraiment avoir des raisons. En 2017, la technologie n'était clairement pas prête, ni la législation. Cela progresse. La CNIL a introduit en 2019 des notions de vérifiabilité. L'objectif est qu'un électeur puisse vérifier lui-même que son bulletin a bien été pris en compte, à l'aide d'outils tiers. Cette recommandation de la CNIL permet de diffuser les bonnes pratiques de sécurité en France. 

"On est encore loin d'avoir un système qui répond aux enjeux, par exemple pour la présidentielle française. Scientifiquement, on essaye de développer des solutions de plus en plus sûres, on étudie dans quels contextes il est adapté de les utiliser. Mais on est plutôt en train de dire, par pitié, ne mettez pas en place du vote électronique quand le vote papier à l'urne fonctionne bien."

Véronique Cortier, directrice de recherche au CNRS

à franceinfo

En fait, il n'y a pas de raison à passer au vote électronique ?

Certains ont besoin de voter électroniquement comme les Français de l'étranger. Sinon, ils votent par correspondance, ce qui est également très mauvais en termes de sécurité. Mais pour des élections simples comme en France, où on choisit un nom parmi une dizaine, il n'y a pas vraiment d'intérêt de passer au vote électronique. Le vote papier à l'urne offre vraiment de bonnes garanties de sécurité, c'est un système simple que les gens comprennent. Donc il y a vraiment la question du pourquoi. Même si on pouvait, pourquoi on le ferait ?

Pour réduire le besoin en nombre d'assesseurs ?

Effectivement, ce n'est pas forcément facile d'organiser des élections papier, il faut des assesseurs. Clairement, on en a beaucoup moins besoin pour le vote électronique. Par contre, il en faut quand même et avec un certain niveau de qualification.

Le vote par voie électronique ne pourrait pas réduire le taux d'abstention ?

C'est un cliché qui revient souvent en effet. Il y a eu des études sur le sujet. À chaque fois, cela montre qu'il n'y a pas de changement notable. Par exemple, l'Estonie qui vote par internet depuis longtemps n'a pas de taux de participation meilleur que la France. Même si c'est souvent mis en avant, ça ne semble pas avoir un impact majeur.

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