: Grand entretien "On ne peut pas tout attribuer au RN, mais sa dynamique politique légitime et encourage des propos racistes", analyse la chercheuse Nonna Mayer
"J'en ai marre des gens comme vous, bougnoules et renois, moi je vote RN", "Sale arabe", "Le peuple français historique en a plein le cul de tous ces bicots"... Depuis une dizaine de jours, des Français racisés, qu'ils soient journaliste à France 5, chauffeur de bus ou encore aide-soignante, relatent les discriminations et insultes racistes dont ils sont victimes.
A quel point le contexte politique favorise-t-il la libération de la parole raciste, voire des tags, insultes et agressions racistes ? Pour analyser la situation, franceinfo a interrogé Nonna Mayer, chercheuse en science politique au Centre d'études européennes et de politique comparée de Sciences Po et directrice de recherche émérite au CNRS. Spécialiste de sociologie électorale et des phénomènes racistes et antisémites en France et en Europe, elle est membre de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) depuis 2015.
Franceinfo : Dans quelle mesure le score élevé du Rassemblement national (RN) aux élections européennes, puis la campagne pour les législatives anticipées, contribuent-ils à libérer la parole raciste en France ?
Nonna Mayer : Le thème des étrangers et des immigrés est au cœur du débat public et des débats politiques depuis presque deux ans, avec le vote sur la loi immigration. Cela encourage donc une mise à l'écart et une distanciation des étrangers et des immigrés. Mais effectivement, la dynamique politique du RN, un parti qui met au cœur de son programme la priorité nationale et qui fait des immigrés et des étrangers une menace pour la France, légitime et encourage des propos racistes. D'où ce déferlement que l'on observe.
Mais on ne peut pas tout attribuer au Rassemblement national. La percée du RN ne date pas d'hier, c'est une dynamique ancienne : le parti était arrivé en tête en 2014 et en 2019 aux européennes. Bien qu'il crée une atmosphère et un contexte propices à une certaine libération de la parole raciste, son score élevé obtenu le 9 juin est un élément qui s'ajoute à d'autres. On ne peut pas tout ramener à cela. Les potentialités racistes, il y en a partout, avec des contextes qui se prêtent davantage à son expression.
Cependant, le RN donne des lunettes : au fond, il voit tout à travers le filtre de l'immigration. Les personnes qui votent pour ce parti ne sont pas nécessairement et fondamentalement racistes, ce n'est pas une essence de leur être, mais elles sont sensibles à ce thème de l'immigration. Elles achètent le cadrage du RN, qui est celui de la priorité nationale. Pour elles, cet enjeu-là est le plus important.
La Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) relève, dans son rapport annuel publié jeudi et auquel vous avez contribué, un fléchissement de l'indice de tolérance à l'égard des minorités en France entre novembre 2022 et novembre 2023. Comment l'expliquer ?
L'indice longitudinal de tolérance nous permet de montrer comment évoluent les préjugés à l'égard des minorités depuis 1990 et jusqu'à aujourd'hui. Il monte et il descend dans le temps : le fléchissement n'est pas nouveau. Il y a d'abord une tendance structurelle à la hausse du niveau de tolérance. Elle est liée, d'une part, au renouvellement générationnel : chaque nouvelle génération est plus ouverte à l'égard des minorités que celles qui l'ont précédée, et plus instruite. D'autre part, la France est une société de plus en plus diverse. Bon an mal an, la tendance est davantage à la tolérance qu'à l'intolérance. Entre 2022 et 2023, on est tombé de 65 à 62 : il y a un fléchissement de trois points (l'indice varie entre 0 et 100, 0 = intolérance, 100 = totalement tolérant, selon les réponses à 75 questions). Mais au point de départ, dans les années 1990, on était à 47...
L'histoire de cet indice n'est pas un long fleuve tranquille. Tout dépend du contexte national et international et de la manière dont les pouvoirs en place cadrent les événements. En 1998, on constate une montée forte de cet indice de tolérance, liée à ce souffle de fraternisation qui suit la victoire de la France en Coupe du monde de football. En 2005, au contraire, il y a une chute brutale après les émeutes en banlieue, présentées comme liées à l'islam et au stéréotype de la famille noire qui fait trop d'enfants... Et puis, en 2015, année marquée par les attentats terroristes, l'indice de tolérance a connu une forte hausse, contrairement à ce qu'on pensait. Parce que la réponse des pouvoirs publics n'a pas été de stigmatiser les musulmans mais d'insister sur la fraternisation, sur l'idée que nous sommes tous des victimes potentielles de ces attentats terroristes et qu'il faut serrer les rangs.
Le rapport de la CNCDH fait également état d'une année 2023 marquée par une très forte augmentation des actes racistes (+32% par rapport à 2022), avec une explosion des actes antisémites, sur la base des données recueillies par le ministère de l'Intérieur. Quels sont les éléments déclencheurs de ces actes répréhensibles ? Le contexte politique joue-t-il un rôle ?
Rappelons d'abord que ces actes qui ont été recensés sont d'une certaine gravité et font généralement l'objet d'un dépôt de plainte. Leur nombre monte et descend aussi dans le temps. On voit que dans les années 1990, les actes antisémites, dirigés contre des personnes juives ou perçues comme telles, ont quasiment disparu. Mais à partir de la seconde intifada, en 2000, on assiste à une explosion d'actes graves. Ce phénomène en dents de scie reflète l'évolution du conflit israélo-palestinien. Ce qui se passe en Israël et à Gaza a un rôle clé et sert de détonateur aux actes antisémites. Pour les actes contre les musulmans et les immigrés, c'est pareil : ils augmentent à chaque fois qu'il y a des attentats terroristes. Le contexte international joue donc beaucoup sur les actes, davantage que sur les opinions.
Des meurtres et des faits-divers ont aussi un rôle. La manière dont la mort de Nahel (en juin 2023), puis les émeutes qui ont suivi et les affrontements après la mort de Thomas à Crépol (en novembre) ont été instrumentalisés pour désigner "l'étranger, l'immigré et leurs enfants" comme un bouc émissaire, a pu jouer pour favoriser les actes racistes. Il y a aussi les discriminations au travail et le racisme en ligne, sur les réseaux sociaux. On ne les analyse pas avec les mêmes instruments. Pour avoir une vision complète, il faut regarder tous les niveaux d'analyse.
Le 20 juin, l'émission "Envoyé spécial" sur France 2 a diffusé une séquence dans laquelle on voit une aide-soignante noire victime de racisme de la part de ses voisins, militants du RN. Marine Le Pen a estimé que leurs propos n'étaient pas racistes, alors qu'une enquête, notamment pour injures à "caractère racial", a été ouverte. Ce type de réaction, de la part d'une responsable politique, incite-t-il aux propos racistes ?
Marine Le Pen cherche à préserver l'image de respectabilité de son parti. Mais elle est prise dans ses contradictions : elle veut déculpabiliser cet électorat et en même temps préserver son image de normalisation et de dédiabolisation. D'une certaine manière, à long terme, je dirais que c'est un échec, car c'est difficile de nier le caractère raciste des propos de ces militants. Peut-être que certains se sentiront déculpabilisés et légitimes pour tenir de tels propos, mais je pense que dans une grande majorité de l'électorat, cela joue contre elle.
Tous les jours il y a des incidents racistes, et ils ne sont pas tous médiatisés. Il faut faire attention à ne pas généraliser à partir de ceux qui le sont. La vie sociale et politique ne se résume pas à cela. Mais c'est vrai qu'un parti comme le RN et ses idées, connaissant une forte dynamique politique, peuvent inciter certains à se lâcher.
Beaucoup de Français craignent un déferlement de haine si le RN arrive au pouvoir... Sans tomber dans la prédiction, à quoi peut-on s'attendre ?
On verra le résultat des élections législatives. La situation actuelle est complexe. Il faut garder en tête que le même phénomène produit des effets dans les deux sens. Cela peut encourager certains à libérer une forme de parole raciste. Mais cela peut aussi mobiliser, plus que jamais, d'autres personnes, et les encourager à lutter contre la parole raciste. Il ne faut pas dramatiser, ni parler de guerre civile.
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