Législatives 2024 : un "gouvernement technique", une issue de secours pour Emmanuel Macron en cas de majorité relative à l'Assemblée ?
"On peut avoir un pays ingouvernable." Une dizaine de jours après la dissolution de l'Assemblée, ce soutien d'Emmanuel Macron tente de dessiner le paysage politique français après les élections législatives des dimanches 30 juin et 7 juillet. Le scrutin souhaité par le chef de l'Etat pourrait en tout cas déboucher sur l'absence de majorité absolue, soit plus de 289 députés, comme ce fut le cas entre juin 2022 et juin 2024.
Une fois le verdict des 577 circonscriptions françaises tombé, une nouvelle majorité relative à l'Assemblée obligerait plusieurs partis à s'accorder pour former un gouvernement. Aucun des trois principaux camps ne pourrait à lui seul composer l'équipe gouvernementale. Chacun pourrait cependant tenter de négocier avec d'autres partenaires, à sa gauche et à sa droite, mais risquerait d'échouer à recueillir une majorité en phase avec un projet partagé.
"Plus ce sera ingouvernable, plus ce sera technique"
Les blocs du Rassemblement national et du Nouveau Front populaire pourraient eux aussi lancer des discussions pour une coalition. Même s'ils y parviennent, chacun de leur côté, le nouvel exécutif serait quoi qu'il arrive très fragile. "On peut avoir une situation de blocage où on essaierait un gouvernement qui serait rapidement renversé avec une motion de censure" votée par 289 députés, explique à franceinfo Fleur Jourdan, avocate en droit public. Cette situation pourrait se répéter a minima jusqu'à juillet 2025, car une nouvelle dissolution ne peut pas intervenir dans l'année qui suit la précédente, selon l'article 12 de la Constitution.
Pour éviter une forte instabilité gouvernementale durant de longs mois, Emmanuel Macron pourrait alors être tenté de nommer un chef du gouvernement peu clivant, qui lui proposerait ensuite des ministres très consensuels. "Plus ce sera ingouvernable, plus ce sera technique", prédit le cadre de Renaissance cité plus haut. "Quand on parle de gouvernement technique, c'est une coalition avec un accord le plus large possible, pas forcément entre alliés, qui se mettent d'accord sur un nom, pas forcément politique", précise Fleur Jourdan.
Les ministres de ce gouvernement ne disposeraient pas d'une légitimité politique via leurs mandats, mais par leurs compétences ou leurs fonctions. Ce sont par exemple des hauts fonctionnaires, des techniciens ou des spécialistes de thèmes particuliers. "L'idée, c'est que les partis ne participent pas au gouvernement parce qu'ils ne veulent pas être responsables de la politique menée, détaille le constitutionnaliste Benjamin Morel sur LCI. Ça permet de gagner un an, jusqu'à une prochaine dissolution, avec des partis qui se préparent pour une prochaine élection et qui acceptent de rendre le pays gouvernable en ne votant pas de motion de censure." En échange d'une forme de stabilité, ce gouvernement technique défendrait peu, voire pas, de mesures de nature à diviser.
"Politiquement, c'est un peu du temps perdu en attendant une prochaine législative."
Benjamin Morel, constitutionnalistesur LCI
"Le gouvernement tient l'administration, ce qui n'est pas rien. Il fait passer des projets de loi qui peuvent être d'urgence, notamment d'un point de vue économique. Il fait passer le budget, ce qui risque d'être le volet le plus compliqué en la matière, parce que votre budget est un idicateur de votre politique", nuance le spécialiste.
Dans son histoire récente, la France n'a pas expérimenté de gouvernement purement technique. "Le premier gouvernement de la Ve République de Michel Debré (1959-1962) était cependant conçu comme un gouvernement de techniciens, avec Maurice Couve de Murville aux Affaires étrangères ou Pierre Messmer aux Armées, rappelle l'historien Jean Garrigues. Il y avait la recherche de personnalités sans identité politique forte."
Progressivement, les élus se sont imposés au gouvernement, même si des membres de la "société civile", sans mandat, sont régulièrement appelés pour gérer des portefeuilles parfois vastes et éminemment politiques. Ce fut notamment le cas pour Nicolas Hulot à l'Ecologie en 2017, Eric Dupond-Moretti à la Justice en 2020 ou Amélie Oudéa-Castéra aux Sports en 2022, qui ne sont pas des professionnels de la politique.
Les multiples exemples italiens
Après la dissolution, si la France tentait l'expérience d'un gouvernement technique, elle pourrait s'inspirer de plusieurs pays européens. La Belgique était ainsi dirigée par un gouvernement temporaire pendant la crise liée au Covid-19. L'Italie a connu quatre gouvernements techniques depuis la Seconde Guerre mondiale, le dernier en date étant celui du gouvernement de l'économiste Mario Draghi, de février 2021 à octobre 2022. "Ces gouvernements d'experts sont menés par une personnalité qui n'est ni élue, ni membre d'un parti politique. C'est la même chose pour au moins une partie des ministres", explique à franceinfo Nicoletta Perlo, maître de conférence en droit public à l'université Toulouse Capitole.
La spécialiste note que ces gouvernements naissent "à la suite de crises qui ne pouvaient pas être résolues par le gouvernement précédent" et sont pensés "comme des gouvernements provisoires pour régler un problème". Ainsi, le gouvernement de Mario Draghi "est né à la suite d'une crise politique et économique liée au Covid-19", explique-t-elle et disposait "du soutien d'une coalition très large des partis politiques".
"Ce contexte de crise légitime ces gouvernements, dont le Premier ministre est désigné par le président, même s'ils n'ont pas de légitimité démocratique."
Nicoletta Perlo, maître de conférence en droit publicà franceinfo
Loin d'être cantonnés à gérer les affaires courantes, les gouvernements italiens composés d'experts, "bien perçus au départ par la population", sont "politiques" et "font adopter les réformes les plus importantes ces dernières années" estime Nicoletta Perlo. Mario Draghi a ainsi finalisé un plan de relance de l'économie lors de son passage au pouvoir. Mais "les gouvernements d'experts n'aident pas les partis à sortir de leurs crises", ajoute la spécialiste. La concorde ne dure qu'un temps et ces gouvernements d'union ont tendance à faire "monter au pouvoir des partis antisystème aux élections suivantes", pointe Nicoletta Perlo.
D'une crise politique à une crise des institutions ?
Le parti des Frères d'Italie de l'actuelle Première ministre Giorgia Meloni "ne faisait pas partie de la coalition qui soutenait Mario Draghi", explique la spécialiste. "Comme elle ne gouvernait pas, elle a pu critiquer librement le gouvernement et dire qu'elle ferait mieux", souligne Nicoletta Perlo. En septembre 2022, la femme politique d'extrême droite avait remporté les élections législatives avec plus de 25% des voix, contre 4,35% en 2018.
Un tel scénario pourrait-il se produire en France ? Nicoletta Perlo doute de la formation d'un gouvernement technique sur le modèle italien : "Nous faisons face à une crise qui est politique, pas économique ou d'une autre nature. Cela risque d'être compliqué, si le président décide de nommer une personne qui n'est pas issue d'un parti qui était en compétition lors des élections." "Cela induirait une réflexion sur la capacité des institutions à répondre à cette construction de la vie politique, avec trois blocs", prolonge Jean Garrigues. La crise politique pourrait alors se transformer en crise de régime et renforcer l'instabilité d'un pays déjà secoué par la dissolution.
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